Vers 6 heures du matin, Alkan se réveilla tremblant et encore sous l’émotion de ce qu’il venait de comprendre. Il venait de faire un rêve. Un rêve qui était une révélation, un souvenir, il en était sur. Il bondit de son lit, alla se passer de l’eau sur le visage dans la salle de bain puis s’essuya avec attention. Pas question que quelques gouttes de sueur brisent son invisibilité. Il alla ensuite sur la pointe des pieds jusqu’à la chambre d’ami où dormait Ciana. Il ne savait plus si, ça aussi, il l’avait rêvé. Cette situation était tellement surnaturelle. Il colla son oreille contre la porte. Aucun bruit… Oui, évidemment à cette heure-là elle devait dormir. Il hésitait, mais finit par tapoter sur la porte. Un grognement fut la seule réponse qu’il obtient et elle se rendormit aussitôt, il entendait ses ronflements.
Il n’avait pas rêvé, la fille qui lui rendait la vie infernale depuis des semaines dormait chez lui. Il avait encore du mal à croire ce qu’elle lui avait raconté : elle n’existait plus, personne à part lui ne se souvenait d’elle, la maison où elle vivait avec ses parents était occupée par une autre personne, les numéros de téléphone de tous les gens qu’elle connaissait n’étaient plus attribués ou appartenaient à des inconnus et, au mieux, elle pouvait avoir au bout du fil la personne, mais cette dernière ne connaissait aucune Ciana… En temps normal, Alkan n’aurait jamais cru une telle histoire, mais il avait vu l’ombre toute floue de Ciana au bord des larmes et plus il se penchait sur cette histoire plus elle semblait réelle, folle, mais réelle. Il ne savait pas quoi penser. Et puis le rêve qu’il venait de faire lui restait en tête : il avait rêvé de sa mère ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années. Il avait beaucoup rêvé d’elle dans les mois suivant son décès puis ça avait passé. Mais ce matin, c’était un rêve étrange, un rêve qui avait un goût de souvenir, un goût de vrai. Sa mère s’était approchée de son lit, c’était bien elle, il reconnaissait son ombre, le contour, la façon de bouger, il sentait son odeur, mais elle avait quelque chose de différent, il l’observait mieux et il se rendit compte qu’il y avait dans son ombre des reflets roses. Puis elle s’était approchée, comme pour l’embrasser quand il était tout petit, à tel point qu’il sentait son souffle chaud et sa chaleur. Si ça n’avait pas été un rêve, il est certain que leurs ombres se seraient touchées. Puis d’un coup, elle avait disparu et, venant de nulle part, sa voix avait résonné tout autour de lui : « Mon chéri, tu dois réparer ce que tu as fait à Ciana. » Puis il s’était réveillé en sursaut. Ce qu’il avait fait à Ciana ! Ce rêve le mettait en colère, ça n’avait aucun sens, pourtant, Alkan était sûr d’une chose : ce n’était pas un simple rêve. Sa mère, elle aussi, avait l’ombre rose ! Moins rose que lui, mais tout de même… Il devait en avoir le cœur net.
À quelques mètres de là, Ciana réveillée par les pas devant sa porte essayait de se rendormir, mais déjà sa conscience réveillée lui rappelait qu’elle avait beaucoup de choses à faire aujourd’hui : c’était le premier jour d’une longue période à la recherche de son passé, le premier jour du combat contre l’oublie. Elle devait trouver une solution pour que tout revienne à la normale. Ainsi à demi éveillée, elle sentait déjà son estomac se nouer à la pensée de ce qu’elle était un train de vivre. Mais l’autre partie d’elle luttait, une autre partie bien décidée à se rendormir et à remettre toutes ces choses à plus tard. Ce fut un conflit mental acharné alors, pour mettre d’accord ces deux parties d’elle-même, elle regarda l’heure. Six heures trente. Ce n’était plus l’heure de se rendormir en effet, surtout un jour comme celui-ci. Elle se leva sans entrain. Ça ne lui ressemblait pas. Elle avait faim, faim de mielpaps, comme tous les matins. Elle espérait qu’Alkan en avait chez lui, car il fallait admettre que la probabilité pour qu’il aille lui en acheter était très faible. Elle soupira, vérifia machinalement son invisibilité et sortit de la chambre. Elle entendit qu’Alkan était en train de parler à quelqu’un. Elle se glissa rapidement jusqu’au bout du couloir pour écouter :
- non, tu ne me l’avais jamais dit ! […] Pour me protéger ! […] oui, oui.. Oui. […] Comment ça spéciale ? […] c’est, irrationnel, mais… […] mm. […] Et tous les médecins que j’ai vus ?, il soupira, Oui… […] non, […] Moi aussi je suis désolé. […] Des livres pour enfant ? […] mm.. […] toi aussi. […] oui, à ce soir.
Alkan raccrocha le téléphone, son ombre était livide, si ce que son père lui avait dit était vrai, il était peut-être responsable de ce qui arrivait à Ciana.
Ciana recula dans le couloir. Les quelques mots saisis au vol tournaient dans sa tête. Elle erra jusqu’à trouver la cuisine et elle ne bondit même pas de joie en voyant le sacrosain paquet de mielpaps dans le placard. Elle se servit machinalement et s’installa au bar. Elle se sentait étrange. Comme si elle ne pensait plus. Elle ne ressentait plus rien. Elle mangeait. Du dos de sa cuillère, elle faisait couler quelques boules de céréales puis elle plongeait sa cuillère dans le lait et attrapait, non pas plusieurs, mais un seul mielpaps, flottant sur la mare de lait de sa cuillère. Puis elle mettait le tout en bouche, elle ne mâchait pas, ça aurait été trop rapide, non, elle écrasait la boule de céréale entre sa langue et son palais jusqu’à ce qu’elle se dissolve. Cela prenait du temps. Et elle recommençait. Son regard était dans le vague, son ombre était pâle. Elle en était à la moitié du bol lorsqu’Alkan entra pour attraper une barre chocolatée. Elle observa son ombre rose, c’était vraiment impressionnant cette couleur…
- Alkan ?
- arrête de me fixer comme ça.
- qu’est ce qu’on va faire ?
- comment ça, qu’est ce qu’on va faire ?
- Pour mon problème.
- Je ne sais pas ce que Tu vas faire, en tout cas mon père rentre ce soir. Fais ce que tu veux, mais quitte les lieux avant 20 h. Répondit-il en sortant de la pièce.
Ciana sentait les larmes monter. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule. Elle n’avait personne vers qui se tourner, tout le monde la prenait pour une folle et la seule personne qui la reconnaissait la détestait.
Alkan s’assit dans le canapé pour manger sa barre au chocolat. Il essayait de récapituler la situation. Il essayait de comprendre comment tout cela avait pu se produire. Il savait maintenant grâce à son père que son ombre rose pouvait provoquer des situations étranges… Cette découverte ne l’arrangeait pas. Parce qu’avoir une ombre mutante et affreuse c’était déjà difficile, mais une ombre mutante qui provoquait (peut-être) des disparitions de famille ou supprimait la vie des gens de manière incontrôlable, c’était… Il soupira. Il se sentait déprimé et coupable. Il avait envie de jeter Ciana dehors de chez lui et de vite oublier cette histoire. Il avait horreur de sentir son regard toujours attaché au rose de son ombre, il sentait son mépris, et en même temps il se sentait déjà coupable. Cela n’avait aucun sens, mais si c’était vrai, même un peu, il ne pouvait pas simplement lui voler sa vie et la jeter dehors. Il sourit à l’idée qu’elle le méritait bien un peu puis se ravisa. Il n’était pas ce genre de personne. Elle, elle l’était, elle l’aurait jeté dehors, elle, mais pas lui… Ce n’était pas lui, il n’était pas comme ça. Une idée lui vient qui pouvez mettre un terme à ce problème. Il débarqua dans la cuisine quelques instants plus tard l’ombre vive et nette de résolution. Ciana fut surprise à la vue de son ombre encore plus vive que d’ordinaire. Elle ne ressemblait même plus à celle d’un cochon, elle était bien trop rose. Elle ne ressemblait à aucune ombre connue, un frisson la parcourut, ce n’était pas du dégout, mais de la peur. Alkan fit comme s’il n’avait rien vu, comme d’habitude.
- Ciana, pour ton problème, je pense que tu devrais aller au service des amnésiques à l’hôpital. Je t’accompagnerai, si tu veux, et je dirais que je t’ai trouvé, ils te donneront une nouvelle identité, tu pourras bénéficier du plan de réinsertion, et tu seras libre de devenir qui tu voudras, tu….
- Tu plaisantes ? Tu crois que je peux faire un trait sur qui je suis comme ça !? Et ma famille !!! Mes frères ? Ils sont bien quelque part !
Elle quitta la pièce en courant et il entendit la porte de la chambre d’ami claquer… Alkan soupira, il s’était mis dans une situation vraiment pénible.
Ciana est sur le lit tout blanc de l’immense chambre d’ami. Elle pense à ses frères, à ses parents les larmes montent. Elle se sent si petite dans ce grand lit, elle enfouit son visage dans la couette douce et chaude, elle se sent comme une petite chose insignifiante et perdue. « Tu pourras être qui tu veux », ces mots lui donnent le vertige. Il y a cette sensation étrange et effrayante comme si le monde pouvait lui appartenir tout entier. Elle se demande qui elle voudrait être, au fond, si elle pouvait choisir. Mais un sanglot chasse cette idée. Elle veut être Ciana Zim fille et sœur de la famille Zim. Et elle fera ce qu’il faut pour le redevenir.
Quelques heures plus tard, force de persuasion oblige, Alkan est à la grande bibliothèque municipale pour faire des recherches. Il soupire, il déteste les bibliothèques. Mais Ciana n’ayant plus d’identité officielle ne peut pas y entrer, alors Alkan avait fini par céder, à une condition : Ciana s’en irait dès qu’il aurait trouvé les articles d’archives qu’elle voulait. Alkan n’aimait vraiment pas ce genre d’endroit, après d’une demi-heure dans une bibliothèque, le rose de son ombre devenait pâle d’ennui. Lui, il aimait les enquêtes de terrain, l’action ; croupir au milieu de tous ces gens qui semblaient drogués, absents, plongés dans un autre monde auquel le simple passant n’avait pas accès ça le déprimait. Après avoir cherché les documents que Ciana lui avait demandé, et les avoir fait envoyer par tube jusque chez lui, il décida de sortir pour explorer le quartier à la recherche d’un indice. S’il pouvait trouver quelqu’un qui se souvienne d’elle, il n’avait plus qu’à lui amener Ciana et elle se débrouillerait, il serait débarrassé de cette situation. Et puis, en attendant que Ciana reçoive les documents et qu’elle s’en aille de chez lui, il n’avait rien d’autre à faire que d’essayer de comprendre pourquoi il était le seul à se souvenir d’elle. Il décida donc de mener sa propre enquête en commençant par le dernier endroit où les choses semblaient encore normales : le lycée.
Il s’adressa directement au vieux gardien, c’était un homme avec une grande ombre très sombre, presque noire et tout opaque, assez anguleuse, qui laissait voir un menton large et très en avant. Il était très impressionnant. Cet homme, en plus d’avoir une mémoire d’éléphant, possédait les clés de toutes les salles, y compris de la salle des archives. Alkan le questionna, mais l’homme n’avait aucun souvenir de Ciana, il affirmait qu’aucune Ciana Zim n’avait été inscrite dans ce lycée. Mais, face à l’insistance d’Alkan, il consentit à ouvrir la salle des archives… Il accepta sans se faire trop prier, mais probablement plus par fierté que pour rendre service : si sa mémoire n’en avait pas de trace, les archives non plus, et le jeune impudent qui mettait en doute son talent incontesté comprendrait que les archives n’étaient pas plus complètes que ses souvenirs. Le gardien précisa bien qu’il ne l’aiderait ni à chercher ni à se défendre en cas de problème. C’était déjà plus que n’en attendait Alkan. Il fila dans les escaliers qui étaient secrètement ouverts pour lui et sans s’en rendre compte, il se retrouva à chercher dans des classeurs d’archives comme à la bibliothèque. Mais ici, c’était différent, il y avait un peu de poussière, pas trop de lumière, le risque de se faire pincer, et surtout, il était le seul à avoir eu le privilège de pénétrer ce temple interdit. Il éplucha tous les classeurs sans rien laisser de coté, mais il ne trouva rien. Pas la moindre trace de Ciana. Le vieux gardien avait prouvé, si ce n’est sa supériorité, son égalité avec les archives. Alkan partit donc discrètement comme convenu, réfléchissant à la prochaine personne qu’il allait interroger. Il se souvint alors de cette technicienne de surface au bâtiment B qui connaissait assez bien Ciana et même sa famille ! Il traversa le hall à toute allure, elle était là fidèle à son poste. C’était une femme à la limite de la retraite qui avait une ombre large et stable, avec les contours bien nets et lisses. C’était une ombre assez fade marron clair avec juste des petits trous de lumière au niveau des bras, dans la masse, comme de la dentelle. Mais cette ombre, bien que très banale et peu expressive, donnait envie de faire confiance. De plus, cette femme était réputée pour parler sans cesse d’histoires surnaturelles. Elle croyait en l’existence des extra-terrestres pirates, elle avait une amie qui parlait avec les morts, bref, elle s’y connaissait bien en ésotérisme. Tout le monde la pensait un peu folle, mais aux yeux de Alkan, aujourd’hui, cette femme était une savante des événements surnaturels. S’il y avait une personne dans cette ville capable de croire et de comprendre cette histoire, c’était bien elle.
Remotivé par cette pensée, il la salua et sans plus attendre il commença son récit. Il se tourna légèrement de manière à ce que son ombre représente son profil afin que la femme puisse voir bouger ses lèvres ce qui était plus poli et agréable pour elle. Une fois bien positionné, il raconta toute l’histoire de la disparition soudaine de la famille de Ciana et même de la vie, du passé de la jeune fille. Il se creusa la tête pour n’oublier aucun détail, car il se dit que certaines choses sans intérêt à ses yeux pourraient être de précieuses informations aux yeux de cette professionnelle de l’irrationnel. La technicienne de surface écouta son récit avec attention sans faire de commentaire ne lâchant pas une seconde des yeux le profil de son interlocuteur. Quand il eut fini son histoire, il se tourna et scruta l’ombre de la femme pour y voir une éventuelle réaction. Il ne vit rien, et sans un signe elle s’assit sur le banc derrière et commença à parler :
- Écoute mon garçon… Au ton grave de sa voix, Alkan comprit que ce qu’elle allait lui dire était sérieux et important. Il se rapprocha d’elle. Son ombre était devenue encore plus rose d’excitation à l’idée de ce que cette femme pourrait lui apprendre. Elle poursuivit : tu es un garçon un peu différent. Tu es très solitaire et je sais que les gens ne te font pas de cadeau, à cause de ton… de ta différence. Heureusement, tu es vif et intelligent et tu as l’air d’avoir beaucoup d’imagination ce qui t’aide à avoir une vie plus douce.
Elle marque une pause. Alkan avait peur d’oser imaginer ce qu’elle allait lui dire.
Enfin, ce que je veux te faire comprendre, poursuivit-elle, c’est que cette Ciana n’existe peut-être pas vraiment, pas comme certains l’entendent en tout cas. Oui, bien sûr, elle existe puisqu’elle existe pour toi dans ton cœur et dans ton esprit. Mais elle ne peut pas exister dans celui des autres. Tu comprends. Ce n’est pas grave, tu es très seul, c’est normal que tu aies besoin de cette… personne imaginaire.
Elle avait osé le dire, et après avoir dit cette horreur elle continua.
-Tu sais, moi, à ton âge….
Après un long, très long, monologue sur les carences de sa santé mentale, Alkan ne la voyait plus comme une professionnelle de l’irrationnel, mais juste comme une femme un peu dérangée qui s’ennuie. Il ne parvenait pas à savoir s’il avait envie de lui dire merci ou de l’insulter. Il s’en alla donc en laissant tomber derrière lui un simple « Au revoir ».
Avec plus de réserve et de prudence, il questionna d’autres personnes. Des professeurs, du personnel ATOS et aussi quelques élèves parmi ceux qui étaient trop jeunes, trop fatigués ou trop seuls pour se moquer de son ombre rose. Le résultat fut inébranlablement le même : personne n’avait aucun souvenir de Ciana. Il était déjà 16 heures. Fatigué et découragé, il prit le chemin du retour. Cependant, les mots de la technicienne de surface raisonnaient dans sa tête : une amie imaginaire… Au moins, ça serait plus facile de se débarrasser d’elle si elle était imaginaire. Mais, bon il faut être un peu fou pour avoir une ennemie imaginaire… D’un autre côté, c’était vraiment étrange cette fille dont personne n’avait aucun souvenir. Personne à part lui. Il sentit alors un vertige. Il venait d’envisager cette supposition comme plausible et même raisonnablement plus crédible que de penser que Ciana était une vraie personne, mais oubliée ? Ce qui faisait de lui un fou… D’un autre côté, il se souvenait des mots de son père : « Certaines légendes disent que l’ombre rose permet à celui qui la porte de faire des choses inimaginables. » Mais il est quand même plus réaliste de penser que Ciana, et tout ce qui a disparu est juste un fruit de son imagination pour briser sa solitude. Toute cette histoire lui fait perdre la tête. Et perdre la tête ça fait peur, vraiment peur. Il n’y a rien à faire, on ne peut pas lutter contre quelque chose, mais juste contre sa folie, contre soi-même, alors on finit par se détruire…
Mais Alkan n’en était pas là. Il avait juste besoin de souffler, de retrouver un chez lui où il n’y aurait plus Ciana et ça tombait bien, parce qu’imaginaire ou non, à cette heure-là, elle n’y était plus. Il marchait de plus en plus vite, il avait envie de se poser tranquillement chez lui pour réfléchir au calme en attendant l’arrivée de son père. Il comptait bien le questionner au sujet de sa mère et de toute cette histoire d’ombre rose. Mais à peine était-il arrivé devant la porte de son appartement qu’il entendît des éclats de rire comme si plusieurs personnes étaient à l’intérieur. Il posa fébrilement sa main sur la plaque bleue et la porte s’ouvrit.