Ciana est paniquée et énervée : pourquoi ce débile n’a même pas pris le temps de m’écouter ! Il s’en enfuit en taxi comme si j’allais le manger !, pense-t-elle. Elle marche et marche encore, et plus le temps passe, plus elle se sent désespérée. Elle tourne en rond. Et l’ironie du sort, c’est que le seul qui puisse l’aider semble être ce cas sosc qui partage son banc. Pourquoi lui !
Tout avait commencé après que Til et Marc aient vaporisé de la farine sur ce mec bizarre, avec qui elle doit partager son banc. Alkan, il lui semble… Bon jusque-là tout allait encore bien. Puis cet Alkan lui avait crié dessus. Tout ça pour la farine ! De toute manière, il ne devait pas être plus hideux visible qu’avec cette affreuse ombre de cochon, alors pas la peine de pondre une pendule. Bref, elle était sortie des toilettes, il était temps de rentrer chez elle et là : première chose étrange : lorsqu’elle avait dit au revoir à Tekine, la gardienne cette dernière n’avait rien répondu. Ce n’était pas grand-chose, mais ce n’était pas normal. Bon mettons qu’elle n’ait pas entendu c’est pas grand-chose. Mais, deuxième chose, Marc Til et les autres ne l’avaient pas attendu pour partir, ça, c’était vraiment, vraiment étrange. Mais ce n’était encore rien.
Juste après, elle avait pris la direction de chez elle très contrariée, elle avait parcouru le chemin le plus rapidement possible. Son coeur s’était réchauffé un peu lorsqu’elle avait senti l’odeur de boulgu à quelques dizaines de mètres de la maison : au passage de Ciana, le portail s’ouvre automatiquement, ça sent bon, l’ombre des pêchers le long de l’allée glisse sur son ombre à elle, le soleil la réchauffe, elle se sent déjà réconfortée, mais à peine tend elle la main pour déverrouiller la porte d’entrée que celle-ci coulisse et s’ouvre.
Le sourire intérieur de Ciana se gèle, son ombre s’assombrit et se contracte un peu ; en face d’elle, dans l’ouverture de la porte se tient l’ombre d’une femme belle, mais froide. D’ailleurs, l’ombre ne palpite même pas pour faire un geste d’accueil quelconque.
- Que puis-je pour vous, mademoiselle ? Demanda la femme en articulant calmement chaque syllabe d’un ton sec.
Ciana était soufflée, pour qui se prenait cette vielle pimbêche ? Mais son sens de la diplomatie reprit vite le dessus :
- Bonjour ! Je m’appelle Ciana et vous ? (silence) Mes parents sont-ils là ?
- Pourquoi tes parents seraient-ils chez moi ?
- Parce que cette maison leur appartient… C’est leur maison, c’est là que Nous vivons, vous comprenez ?
Ciana avait envie de hurler. Cette journée était un enfer, elle aurait mieux fait de ne jamais se lever. Face à l’agitation visible de l’ombre de Ciana, celle de l’étrangère s’éclaircit un peu, l’intonation de sa voix devint plus douce :
- Écoute, heu…, Ciana ? J’habite ici depuis quinze ans alors je suis sûre que c’est chez moi et je ne connais pas tes parents. Mais tu t’es peut-être trompée de rue. Je peux t’aider à chercher si tu veux. Ce n’est pas facile quand on vient d’emménager, c’est vrai que toutes les rues se ressemblent ici. »
Ciana n’avait plus l’âge de se tromper de maison depuis bien longtemps. De plus, elle habitait ici depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne. Elle pensa que la femme était folle et s’en alla mine de rien en la remerciant. Mais tout cela lui faisait vraiment peur. Une peur inextricable et inexplicable. Ciana passa plus d’une heure à errer dans le quartier. Elle questionna les voisins, les enfants comme les parents et si les animaux et les plantes lui avaient répondu, elle les aurait questionnés aussi. Pourtant, le résultat était toujours le même. Non seulement ils ne reconnaissaient pas Ciana, mais ils n’avaient jamais entendu parler de sa famille. Tous confirmèrent que la dame qui habitait chez ses parents avait, soi-disant, emménagé il y a quinze ans. Tous les dires se rejoignaient parfaitement si bien qu’elle commença presque à douter d’elle même ; de ses souvenirs. Ciana se sentait perdue. Tous ses repères avaient disparu. Elle était la seule à avoir le sentiment d’avoir vraiment vécu une vie ici. Tous ces gens l’avaient oublié, toutes les relations avec le monde, qui la faisait se sentir ce qu’elle est, avaient disparu. Tous ces liens qu’elle avait tissés avec amour et patience s’étaient envolés. Elle ne se sentait plus elle-même. Elle avait un prénom Ciana, mais Ciana c’était une fille sociable, que tout le monde connaissait et que les gens aimaient, c’était une personne que les gens trouvaient belle et aimable, une personne serviable. Mais à cet instant, elle n’était plus Ciana, elle n’était plus personne, juste une inconnue, une anonyme, elle n’était plus qu’un fantôme. Non pire, les fantômes restent gravés dans la mémoire des gens qui les ont connus. Elle marchait au hasard des rues en attendant que quelqu’un la reconnaisse. C’était comme si sa vie avait cessé d’être et pourtant elle était toujours là, vivante, seule. Tout semblait normal, on était la bonne année, dans la bonne ville, mais sa vie, son passé et sa famille n’existaient plus. Elle n’avait plus rien. C’était comme si elle venait de naître, mais, sans n’avoir jamais eu de parents. À cet instant, son désir le plus cher était que quelqu’un, n’importe qui, puisse lui dire son nom, la reconnaitre comme ce qu’elle était : Ciana. Elle continua à déambuler.
*** Le lendemain matin***
Toujours intrigué par ce voyant rouge au-dessus de sa porte, Alkan se décida à aller ouvrir. Il posa son doigt sur la plaque lisse et bleue et la porte coulissa sans faire le moindre bruit. Ce fut alors comme si tous ses neurones avaient sursauté, son cerveau venait de se réveiller d’un coup. Juste derrière sa porte, roulée en boule comme un animal se trouvait Ciana. Là, devant chez lui, au 27° étage inaccessible d’une tour protégée. Il étouffa un hoquet de surprise, Ciana bougea, il referma aussitôt la porte et resta derrière inquiet. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Il entendit Ciana crier derrière la porte :
-Alkan ! S’il te plaît, écoute-moi ! Je sais qu’on n’est pas très bons amis, mais tu dois me croire, je…
Pas très bons amis !, pensa-t’-il, Elle… Les mots ne venaient même pas pour exprimer tout ce qu’il ressentait. Une rancœur, peut-être. Il s’éloigna de la porte pour ne plus l’entendre et il appela le gardien pour qu’il la sorte de cette tour. Comme quoi la tour inaccessible avait aussi ses avantages. Il demanda aussi un taxi pour se rendre en cours afin de ne pas la croiser sur le chemin.
Ciana était furieuse, elle avait été jetée de l’immeuble comme une malpropre et le gardien, qui avait été si gentil la veille au soir, ne lui avait même pas adressé un petit clignotement d’ombre. Elle avait faim. Aucun de ces codes de paiement n’étaient reconnus, elle n’avait plus d’existence, plus de famille, plus d’identité même administrativement parlant, elle n’était dans la mémoire d’aucune machine, d’aucun humain. Personne, sauf celle d’Alkan. Merveilleux. Elle sentit les larmes monter à ses yeux, mais elle se retient. Elle ne pouvait pas pleurer en pleine rue, c’était indécent de se rendre ainsi visible.
*** Le soir même ***
Alkan marchait d’un bon pas, les lampes dresseuses d’ombres empêchaient le soleil couchant d’étirer son ombre. Il rentrait chez lui de bonne humeur, il venait de passer une excellente journée. Til et Marc n’avaient pas fait de cas de lui et d’autres de la classe lui avaient proposé de manger à leur table à midi. Ciana n’était pas venue et personne ne semblait s’en être inquiété. C’était étrange, il le savait, mais il s’en fichait, la vie de Ciana ne regardait que Ciana.
Non loin de là, au bas d’une tour de trente étages, Ciana a l’ombre pâle et floue. Elle vient de passer la deuxième pire journée de sa vie. La pire étant celle de la veille. Elle est retournée chez elle, mais rien n’a changé. Elle est allée en cours, mais le gardien ne l’a pas laissé entrer : elle n’était pas dans la liste des élèves. Marc, Til et les autres l’ont prise pour une mendiante. Elle est à bout. Et pour couronner le tout la voilà prête à supplier la personne qu’elle méprise le plus ! Elle pourrait demander de l’aide à quelqu’un d’autre, mais une question la taraude : pourquoi il se souvient d’elle ? Et s’il répond à cette question, il est peut-être capable de savoir aussi pourquoi les autres ne s’en souviennent pas ? Et puis, il n’est peut-être pas étranger à ce qui arrive ? Elle ne savait même pas si elle en aurait le courage et la faim lui tenait le ventre. Elle n’aurait jamais pensé que la faim ferait cet effet. C’était comme une force incontrôlable qui monopolisait toute son attention, elle ne pensait qu’à une chose : manger. Son cœur battait, elle savait qu’il n’allait pas tarder à arriver. Elle ne savait pas trop comment l’aborder, elle ne voulait pas mendier. Elle aurait bien aimé qu’il lui rende un service, un simple service. Après tout, ils étaient collègues, en binôme même, il pouvait bien faire ce petit geste pour elle.
Elle vit son ombre rose arriver en glissant sur le sol, c’était un rose vif, il marchait d’un pas décidé aujourd’hui et elle le trouva mille fois plus impressionnant que d’habitude. Le temps semblait se ralentir, Alkan avançait et elle n’arrivait pas à bouger. Elle se leva doucement. Alkan n’était vraiment pas loin, mais Ciana avait envie de pleurer. Lui demander de l’aide, à lui, c’était déjà beaucoup, mais lui en demander en pleurant. C’était trop. Elle baissa la tête. Alkan passa devant elle et rentra dans le grand hall d’immeuble sans même la remarquer.
Ciana s’assit sur le petit banc en bas de marches. Ses larmes sont lourdes dans ses yeux, mais ne coulent pas. Elle se retient. Elle se sent tellement seule, mais une voix sombre se fait entendre juste devant elle :
- Comment as-tu su où j’habite ?
Elle lève ses yeux humides sur la grande ombre rose d’Alkan.
- Le taxi de l’autre soir est revenu. Je lui ai demandé l’adresse.
Elle voudrait lui poser toutes ces questions qui lui brûlent les lèvres sur le champ ; pourquoi tu es le seul à te souvenir de moi ?, pourquoi ma famille a disparu… mais, si elle en parle elle va fondre en sanglots. Rien que d’y penser, c’est horrible ; mais le dire c’est comme accepter cette réalité : personne ne se souvient de moi. Ces quelques mots ce soir elle n’arrive pas à les prononcer.
- Qu’est ce que tu veux, Ciana ?
Ciana… Son propre prénom résonne à ses oreilles. Elle sent les larmes monter encore. Son ombre devient encore plus floue et le centre se fonce.
- Bon, viens, dit Alkan.
Sur ces mots, il tournait déjà le dos et montait les marches. Ciana n’était pas sûr d’avoir entendu, ce qu’elle venait d’entendre, mais elle le suivit. Elle avait peur. Alkan monta dans l’ascenseur sans même se retourner. L’ascenseur était grand et à l’intérieur comme dans les métros des panneaux coulissants formaient des petits box modulables afin qu’il n’y ait aucun risque de superposition des ombres. Ciana fit basculer une paroi et monta dans l’ascenseur avec Alkan. Au vingt-septième étage, l’ascenseur les libéra.
La porte de l’appartement s’ouvrit après avoir reçu le code, Alkan entra. Il ne s’était toujours pas retourné. Ciana dans le couloir regardait la porte de l’appartement ouverte. Elle se sentait hésitante. Elle ne le connaissait pas, après tout, et elle était un peu inquiète. Est-ce qu’elle allait rencontrer ses parents ? Est-ce qu’ils avaient, eux aussi, des ombres d’animaux ? Elle avança lentement vers la lumière qui baignait l’appartement. Elle n’en croyait pas ses yeux. C’était immense. Elle comprenait pourquoi elle n’avait pas vu d’autres portes dans le couloir. Il n’y avait pas d’autre appartement. Tout avait l’air neuf. On aurait dit un décor de film. Elle était plantée dans l’entrée.
- Tiens, dis Alkan en posant sur le bar américain un bol de soupe instantanée avec des nouilles. Ciana se retourna, son ombre devait laisser voir son étonnement, car Alkan ajouta :
- Le gardien m’a dit que tu avais passé la journée en bas. Sans manger.
- Je n’avais pas faim, c’est tout. Répondit-elle, piquée.
- Je n’ai pas dit le contraire, rétorqua Alkan avant de quitter la pièce.
Ciana le regarda partir avant de se jeter sur le bol de nouille.
Alkan se réfugia dans sa chambre. Il n’aurait jamais imaginé voir un jour cette fille fière et sans cœur au bord des larmes, et encore moins lui offrir un bol de soupe, chez lui. Il soupira profondément, il fallait qu’il règle cette situation. Il retourna quelques minutes plus tard là où il avait laissé Ciana, le bol de soupe était vide et elle était collée à la baie vitrée, l’ombre toute vive.
- Je ne savais pas que tu étais riche, dit-elle doucement.
- Je ne suis pas riche. Mon père est riche.
- Où est-il ?
- Ciana, je n’ai pas envie de faire la conversation avec toi. Tu ne m’aimes pas et tu me le montres chaque jour depuis la nouvelle attribution des bancs. Mais, ne t’inquiète pas, je ne t’aime pas non plus. Qu’est-ce que tu me veux ?
Ciana soupira.
- Pourquoi es-tu là ? Ajouta Alkan.
- Je n’ai pas choisi ce qui m’arrive !!, se mit à crier Ciana, depuis hier personne ne se rappelle de moi ! Tu m’as crié dessus derrière le bâtiment G et depuis tout va de travers ! Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu es le seul à savoir qui je suis. Pour les autres je n’existe plus.
Alkan la regardait incrédule.
- Demande aux autres ! Cherche Ciana Zim où tu veux, je n’existe plus !