L’ombre rose – Chapitre IX

L’ombre rose – Chapitre IX

Après avoir lu les deux contes, Alkan les repose sur la table avec un soupir. Décidément ces deux histoires… Il n’y comprend rien. Ce ne sont que deux contes absurdes.

- Je n’aime pas les scorpions, dit la jeune visible en quittant la pièce.

Ciana, elle, se sentait mal, autant le premier conte sur le prince scorpion ne l’avait pas touchée, autant celui du cafard qui cherchait son frère lui avait tellement fait penser à sa propre histoire qu’elle en avait la gorge toute gonflée. Son ombre était floue au niveau des jambes et de petits trous étaient apparus lentement au niveau de son cou ; elle était à la limite de pleurer, presque trop triste et désabusée pour pleurer. Cette histoire lui rappelait tout ce qu’elle venait de perdre et lui reflétait sa quête désespérée. Elle se sentait comme ce petit cafard impuissant si seul, si petit et si fragile. Elle bredouilla toute émue :

- Alkan, cette histoire c’est tellement…, c’est…

- C’est un conte.

- Mais ça ne peut pas être juste un conte !

Alkan soupira et quitta la pièce.

Il doit y avoir un truc, se disait Ciana en attrapant le livre à son tour… Elle n’arrivait pas à s’ôter de l’esprit que le conte ne pouvait pas être un simple conte, l’enchaînement des actions, la tournure des phrases étaient trop étranges. Elle se répétait mentalement les mots, les phrases… Et cela dura, dura… même lorsqu’ils furent rentrés chez le père d’Alkan.

Les jours passaient et l’ombre de Ciana devenait plus terne, elle passait d’une pièce à l’autre et, par moment, elle se penchait sur le conte (que le Dr Pirox leur avait fait envoyé), elle lisait pour elle ou à voix haute, comme si les mots avaient pu être des paroles magiques, comme si, entre les lettres, se trouvait une réponse :

- « Vers Kimi… et plus loin encore… », elle soupira.

- Qu’est-ce que tu viens de dire ?!

- « Vers Kimi et plus loin encore… », c’est la phrase formée par la première lettre de chaque paragraphe, mais, Kimi, j’ai cherché partout, ça n’existe pas, ça ne veut rien dire…

Alkan lui arracha le conte des mains, il tourna les pages…

- « Vers Kimi et plus loin encore… » ma mère le disait tout le temps…

- C’est quoi ?

- Je sais pas…

Alkan se sentait idiot de ne pas avoir remarqué cette phrase plus tôt et encore plus de ne pas savoir ce qu’était Kimi. Peut-être son père aurait-il la réponse ?

Ciana quant à elle s’était métamorphosée, elle était redevenue la peste rebondissante d’antan. Son ombre était vive et elle ne manqua pas de faire remarquer à Alkan que, depuis le début, elle avait raison ! Le conte devenait une carte, un guide. Un guide vers quoi, elle n’en avait aucune idée, mais ça n’avait pas d’importance, il lui donnait un but, une lueur d’espoir. Or, malgré toutes les difficultés et les aberrations de la vie, le but que l’on se donne nous procure une force inépuisable. Ainsi, peu importait si ce but paraissait étrange, voire insensé ; peu importait si c’était irrationnel, c’était une solution pour avancer. Un repère, comme la seule chose de visible dans un monde flou. Et de toute manière, elle n’avait plus que ça un conte et Alkan, un presque ami… Mais va-t-on loin avec une fable et un ami ?

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« Bhou la trouillarde, bhou la faiblarde… » Cet air tournait en boucle dans la tête de la visible et il y tournerait encore tant que cette peur lui tenait les entrailles.

Quelques jours plus tôt, tandis que le professeur était occupé la petite vadrouilleuse s’était glissée hors de l’enceinte de l’asile pour explorer le monde extérieur. Après avoir suivi ses visions, elle était arrivée à un énorme arbre doré. Il était tellement beau qu’elle n’arrivait pas à croire que c’était une de ses visions. Il semblait palpable. Elle s’approchait et tendit la main vers une branche. Elle faisait souvent ça, elle aimait le fait de passer au travers ces choses, ces visions, à peine différentiable du réel, c’était comme de traverser un nuage. Mais alors que sa main allait traverser son rêve, elle se heurta. L’arbre était réel. Tout son espace bascula. Elle se remémora soudainement l’histoire qu’avaient lue les jeunes invisibles. Et une sorte de terreur s’empara d’elle. Elle rentra en courant à l’asile tandis que la lancinante comptine… trouillarde, faiblarde… faisait des aller-retour dans sa tête.

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Ciana aimait bien laisser l’eau ruisseler sur sa peau invisible, elle aimait bien regarder cette chose si indécente. Les gouttes d’eau et leurs reflets qui lui renvoyaient les formes de son corps. Aujourd’hui en regardant l’eau qui séchait doucement sur sa peau elle se demandait si les visibles ressentaient toujours cette sensation. Cette sorte d’impression grisante du fait de se voir soi-même comme une chose palpable visible et tellement charnelle.

Mais les douces rêveries de la jeune femme furent interrompues par un bruit sourd. Comme quand le réel frappe à une paupière d’endormi, le son, nommé Alkan, dit : « Ciana, grouille-toi, ça fait une heure que t’es dans la salle de bain ! »

- Très bien, je sors tout de suite puisque tu y tiens. »

Et sans prendre le soin de sécher les dernières gouttes d’impudeur qui collaient à sa peau, elle sortit. Lorsqu’Alkan la vit, son ombre tressauta et vibra, plein de gêne il se glissa rapidement dans la salle de bain et referma la porte derrière lui.

Ciana essuya les quelques gouttes en soupirant. Pourquoi avait-elle fait cela ? Pour voir si son aspect charnel pouvait troubler un garçon. Parce que ça l’aide à se prouver qu’elle est encore bien réelle ? Ou peut-être en réponse à « l’ordre » de libérer les lieux. Elle ne le savait pas vraiment elle-même, alors pourquoi aurions-nous le droit de le savoir, nous, lecteurs ?

Dans tous les cas, elle se sentait de bonne humeur, dans quelques heures elle saurait enfin où peut bien les mener le conte qui n’avait maintenant plus aucun secret pour elle.