Ciana ne put s’empêcher de citer à Alkan tout ce qu’elle savait de l’ancien temps : la manière la plus polie de se déplacer dans les tentures, quels étaient les réflexes à prendre qui permettaient de moins se perdre… Après quelques minutes elle se rappela qu’elle avait faim. Et comme la vie est parfois simple, ils trouvèrent une taverne quelques secondes plus tard. À l’intérieur, le long des murs, se trouvaient des miroirs savamment disposés de manière à ce que la lumière de l’extérieur et celle des bougies projettent la majorité des ombres dans la même direction.
- Bonjour jeunes gens, c’est pour un repas ?
- oui ! s’exclama Ciana
- Qu’est-ce que vous proposez en échange ?
Les deux affamés se regardèrent. Alkan répondit :
- Heu, j’ai un code de paiement.
Le tavernier se mit à rire d’un rire sonore :
- ha ! Des nouveaux ! Il n’est pas question d’argent ici ! Si vous voulez utiliser votre argent, vous feriez mieux de partir d’ici. Vous n’avez pas vu l’ardoise en entrant !
Décidément, ce tavernier semblait fou ! Les deux voyageurs se levèrent et sortirent. Après quelques minutes ils arrivèrent dans une sorte de rue, une rue assez large et à leur grande surprise, devant chaque porte se trouvait une grande ardoise avec des propositions d’échanges : « Ici, propose couture contre secrétariat. Ici, repas à emporter contre Baby-sitting. Ici offre friandises, échanges à négocier. » Ils continuèrent un moment à marcher et partout, partout, il y avait ces ardoises. Ça n’a aucun sens, pensa Ciana. Ils virent cependant sur l’une des ardoises quelques propositions alléchantes. Le restaurant était plein à craquer et de grands paravents un peu partout retenaient les ombres.
Une heure plus tard, ils étaient affalés, bien repus dans un coin du restaurant. Ils observaient autour d’eux, et même les gens leur semblaient différents. Ils parlaient fort et bougeaient beaucoup. Un jeune homme entra en trombe dans le restaurant et se dirigeât vers une table à leur droite où patientait une jeune femme :
- Je suis désolé, dit-il tout essoufflé, j’espère que tu ne m’as pas trop attendu. L’âne que je prends ordinairement ne se sentait pas bien ce matin, le temps que je négocie avec une autruche… Enfin, tu sais ce que c’est. Ils continuèrent de parler.
Ciana regarda l’ombre d’Alkan, il avait entendu aussi.
- Ça y est, tu es battu en bizarrerie… Souffla la jeune fille.
Ils restèrent assis un long moment à observer ce monde et ces gens étranges. Ils essayaient d’en comprendre les règles, lorsqu’un chat visible, minuscule, environ de la taille d’une canette de soda, sauta sur le rebord de la fenêtre près d’eux et leur dit :
- Bonjour, avez-vous vu un homme avec une ombre carrée au bout des doigts ?
L’ombre de Ciana vira soudainement, elle se sentit complètement surexcitée ! Non seulement elle adorait les chats, mais en plus un chat qui parle et tout petit, c’était trop cool ! Il était trop mignon. Alkan quant à lui n’en croyait pas ses yeux, il regardait le petit animal avec une ombre toute pâle.
- L’avez-vous vu ? répéta le chat. Puis, comprenant qu’il ne tirerait rien d’eux, l’animal sauta lestement au sol, évita tranquillement leurs ombres et se faufila dans la salle. Ciana et Alkan se levèrent pour le suivre des yeux. Le chat posa encore sa question à une autre personne qui lui indiqua placidement une table pas très loin de nos jeunes étrangers. Le chat revient donc sur ses pas et sauta sur la table du monsieur avec l’ombre du bout des doigts carrée :
- Un message de votre femme, lui dit-il.
L’homme attrapa un bout de viande dans son assiette et le donna au chat. Ce dernier lui récita le message et repartit par là où il était venu.
- C’est votre chat ?
- ho, non ! ces sales bêtes ne sont à personne, vous savez ! Ils n’ont besoin de personne, ils se débrouillent très bien tous seuls. Son ombre légèrement granuleuse montrait qu’il n’avait pas très envie de converser,
Ciana le salua et ils sortirent du restaurant. Ils ne savaient plus trop quoi faire maintenant. Le livre ne donnait aucune autre indication. Cet endroit aurait pu leur plaire, mais ils n’étaient pas là pour s’amuser. Ils marchèrent encore et encore en quête d’un indice, Alkan avait l’étrange sentiment que le temps pressait.
En fin de journée, bredouilles et fatigués, ils se posèrent près d’une fontaine à l’ombre d’un arbre. Un bruit de cliquetis au loin leur fit lever la tête, une ombre morte s’avançait vers eux, une ombre comme cela ne pouvait être que celle d’un être visible. Ils scrutèrent et virent sortir de l’obscurité un petit couple d’ânes. Ils étaient tout beige et l’un avait le bout des pattes, des oreilles et du museau gris et l’autre marron. Leurs oreilles étaient démesurément grandes comparées à leur petite taille. Ils marchaient tranquillement côte à côte et par moment le mâle penchait doucement son oreille pour la frotter contre celle de la femelle qui lui donnait un petit coup de flanc en retour.
- T’as vu ? Ce sont des ânes amoureux, chuchota Ciana.
Les deux ânes s’approchèrent et s’arrêtèrent à leur niveau :
- Dure journée, on dirait ? leur dit le mâle.
- Vous savez parler !!! s’exclama Ciana
- Évidement, tous les animaux parlent, répondit l’ânesse en s’approchant encore.
Ciana recula un peu.
L’âne se détourna d’eux et commença à partir lentement, l’ânesse commença à le suivre en trottinant puis lui dit :
- On pourrait les aider, regarde, ce sont des amoureux comme nous, ils ont l’air tout perdus.
- Je… Nous ne sommes pas des amoureux, répondit Alkan l’ombre toute vibrante.
L’âne se contenta de leur dire qu’ils leur montreraient un endroit pour dormir. Les jeunes voyageurs les suivirent de loin.
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Bien loin de là, une vieille femme à l’ombre semblable à un vieux mannequin de bois travaille dans le noir.
Partout autour d’elle se trouvent des cages remplies d’animaux visibles comme invisibles. Il fait trop sombre pour voir quels animaux s’y trouvent, mais ont peut entendre certains animaux se jeter désespérément contre les barreaux. Il y a aussi des cris, probablement ceux d’oiseaux. On peut aussi distinguer des fioles aux contenus douteux et de nombreux livres. La vieille femme semble travailler avec des objets brillants, un peu comme des scalpels. Malgré la pénombre et les bruits autour d’elle ses gestes sont précis. Devant elle, une sorte de grosse loupe de cristal est suspendue. Derrière elle, sur une grande table, se trouvent des pages entières de formules de physiques, de croquis soigneusement tracés à la main. Il y a aussi de nombreux ouvrages et la lumière vivotante de la bougie dans son photophore permet d’apercevoir brièvement quelques mots parmi lesquels « créatures, envoûtement, animaux, insuffler la vie ». Du moins, c’est ce que l’on a l’impression de lire dans cette étrange pénombre.
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Ciana avait très mal dormi. Sa joie première quant à l’idée de dormir dans le foin s’était vite émoussée dans la nuit à mesure que l’herbe sèche irritait sa peau. Elle se leva donc très tôt pour sortir un instant. À la beauté du paysage devant elle, son humeur grognon se dissipa. Il y avait un bosquet de ces arbres avec de grandes poches étranges les mêmes que ceux qu’ils avaient vus depuis le train et, juste à côté, cette plage magnifique. On voyait des tentures fixées au-dessus de l’eau par endroits ce qui devait permettre de rentrer et sortir de l’eau en toute pudeur. Elle inspira profondément, cet endroit lui plaisait. Elle vit alors qu’Alkan était déjà levé et assis un peu plus loin. Sans un mot et sans un brui, Ciana vient s’asseoir à côté de lui. Le jeune homme ne bougea pas. Elle voyait son ombre rose sur le sol, et étrangement aujourd’hui elle trouva ce rose assez beau. Avec toutes ces choses impossibles qu’ils avaient vues, une ombre rose c’était assez banal au final. Et puis, étrangement, la présence d’Alkan la rassurait.
Quelques secondes après, un chat noir vient tranquillement s’asseoir en face d’eux. Ils les dévisagent de ses yeux orange foncé, presque rouges aux bords de l’iris, il était un tout petit peu plus gros que le chat qu’ils avaient vu au restaurant et son pelage était d’un noir profond, presque comme du velours. Alkan se sentait mal à l’aire face au regard perçant de l’animal. Ciana siffla doucement en tendant la main, comme le font très souvent tous ces gens qui aiment les bêtes. Mais le chat noir lui jeta un regard hautain et souffla :
- Je ne suis pas un de vos animaux de compagnie.
- Je ne voulais pas t’offenser, balbutia Ciana en retirant sa main prestement.
- Vous vouliez profiter de la plage, n’est-ce pas ? demanda doucement le chat.
- Oui.
- Ce ne sera pas possible. Je sais pourquoi vous êtes là. Vous n’êtes pas en vacances.
Les ombres des deux voyageurs tressaillirent
- Le sage de l’île de Naby vous attend. Je serais votre guide.