Alkan était furieux. Il regardait par la fenêtre de sa chambre et les rires du salon venaient le narguer jusque-là. Ciana n’était pas partie, son père était arrivé plus tôt et ils semblaient s’entendre à merveille. Au moins, une chose était claire, Ciana n’était pas imaginaire. Alkan soupira, au même moment la porte de sa chambre coulissait doucement et l’ombre de son père se glissait près de lui.
- ça va ? (silence) C’est sympa de la part de Ciana de vouloir t’aider dans tes recherches sur ton ombre !
- De m’aider dans… Alkan en perdait la voix. Il prit une longue inspiration et poursuivit :
- Je ne crois pas qu’elle…
- Hey ! Messieurs Asmiks ! Le repas est servi ! La voix aiguë de Ciana mit fin à la tentative d’explication d’Alkan. Son père se leva et se dirigea rapidement vers la cuisine, il fallait admettre qu’une agréable odeur de viande en sauce régnait dans l’appartement. Alkan eut soudain un pincement au cœur, cette douce vapeur odorante qui se répandait dans l’appartement, les bruits de vaisselle, tout ça lui rappelait la maison de son enfance quand sa mère était encore vivante. Il est vrai que depuis le décès de cette dernière, ils avaient emménagés dans cet appartement-musée : neuf, beau, froid et sans vie. Et là, ce lieu mort prenait vie, ça avait beau être cette peste égocentrique de Ciana, il y avait une vie. Il traina les pieds jusqu’à la cuisine où Ciana était en train d’expliquer joyeusement à son père le secret de sa délicieuse sauce. La table était mise pour trois, elle avait même dégoté une nappe, Alkan se sentait mal, cette ambiance lui rappelait amèrement ce qu’il avait perdu il y a bien longtemps : une vie de famille simple et heureuse.
Ciana, quant à elle, se sentait revivre, le père d’Alkan semblait beaucoup l’aimer, comme tout le monde avant l’incident d’ailleurs, mais ça faisait quand même plaisir d’avoir quelqu’un de gentil à qui parler. En plus, il était tout à fait normal, son ombre était assez claire et imposante, d’un gris très uni, c’était même plutôt un bel homme. Ce repas avait été le premier moment agréable depuis la disparition de sa vie. Alkan n’avait pas beaucoup parlé, mais ce qu’il disait n’était pas si idiot, comme quoi, quand il voulait… Elle avait tout de même évité de le regarder pour ne pas se couper l’appétit et ça avait plutôt bien fonctionné, elle commençait peut-être aussi à s’habituer. Après tout c’était un peu comme la première fois qu’elle avait vu un éléphant : elle avait trouvé ça tellement affreux ! Ce souvenir la fit sourire. Elle se souvenait de ces petits frères jouant à imiter les éléphants. C’est ainsi bercé par de doux souvenirs qu’elle s’endormit presque paisiblement.
Alkan, lui, eut une nuit agitée. Il fut réveillé le matin par une sorte de musique en midi suivi de voix stridentes ressemblantes à des voix d’enfants en train de jouer. Il suivit le son et arriva dans le salon ou il découvrit Ciana mangeant tranquillement ces Mielpaps devant des dessins animés pour fille.
- Tu n’as pas passé l’âge de regarder ça ? Lui dit-il en guise de bonjour.
Elle ne répondit même pas. Son ombre ne cilla pas d’un millimètre. Alkan soupira, mais pourquoi, pourquoi et comment son père avait-il pu se prendre d’affection pour elle ? Puis au moment où il allait quitter la pièce, Ciana l’interpela.
- Alkan ? Ton père m’a dit que ta mère avait écrit des fables qui permettraient de comprendre la nature de l’ombre rose. Il te les a donnés. (…) Il y a longtemps, je crois.
- Depuis quand tu t’intéresses à mon ombre ?
- Depuis quand ?, s’énerve soudain Ciana, peut-être depuis que ma famille a disparu, que personne ne me reconnaît ! Personne ? Ha si, toi ! Et de quelle couleur est ton ombre ? Tu te rappelles ? (…) Elle est rose… Et comme par hasard il y a de vieilles légendes au sujet de pouvoirs surnaturels et d’une ombre rose ! C’est vrai ça, pourquoi est-ce que je m’y intéresserais ?
Sur ce, Alkan agacé quitte la pièce.
- Alkan ! Attends ! Crie Ciana en le suivant. T’es responsable de ce qui m’arrive, c’est normal que tu m’aides ! Et imagine si en découvrant la vérité sur l’ombre rose tu trouves un moyen de rendre à ton ombre sa couleur normale !
Alkan rentre dans sa chambre et ferme la porte au nez de Ciana qui crie une dernière phrase contre la porte close.
- Alkan ! On sera gagnant tous les deux ! Dis-moi juste où sont ces contes !
- Je les ai jetés !
- Quoi ! Ciana frappe contre la porte verrouillée de sa chambre. Alkan ! (…) Mais c’est pas vrai, gémit-elle.
Mais il ne répond pas. C’était il y a longtemps, mais il se rappelait très bien de ce jour-là, le jour où il avait jeté les contes de sa mère. Son père les lui avait offerts quelques mois avant, lui assurant qu’il y trouverait de quoi comprendre son ombre et résoudre ses problèmes c’est du moins ce qu’avait dit sa défunte femme. Mais Alkan avait lu et relu les deux contes, il avait analysé chaque caractère, il avait demandé l’avis de son père, mais n’y avait trouvé, pour finir, que des fables absurdes, dont la morale finale était quelque chose comme « peut importe l’offense, le bonheur est dans le pardon ». C’est cette dernière phrase qui l’avait rendu fou, ce jour-là lorsqu’il était rentré chez lui. Il avait été battu par une bande de jeunes qui avaient canardé son ombre rose d’énormes pierres. Il était rentré blessé. Comme à l’ordinaire, chez lui il n’y avait personne. Il avait désinfecté ses blessures dans un appartement vide, le cœur vide et la fierté molestée. Mais il ne pleurait pas encore. Ce fut lorsqu’il s’assit seul devant son bol de soupe instantanée amoureusement chauffé par le four micro-onde que des sanglots avaient remué sa poitrine. Il ne se souvient même pas avoir pleuré, mais il se souvient de la douleur serrant sa gorge, et de l’air de ses pouvons qui se vidait très lentement dans un petit sifflement de tristesse. Il se sentait juste abandonné. Et, dans sa peine montait une colère indicible, il savait que c’était absurde, mais malgré lui il le pensait, il pensait vraiment que la mort n’était pas une raison pour l’abandonner. Comment avait-elle pu mourir comme ça ! Comment avait-elle osé les abandonner comme ça ! C’est à cet instant que ses yeux étaient tombés sur ces mêmes mots qui prenaient alors un sens nouveau, cette phrase lui disait alors : « pardonne-moi de t’avoir abandonné ». Non ! Non, et non, c’est trop facile ! Avait-il pensé avant de jeter le carnet par la fenêtre. Regrettant aussitôt son geste, il était descendu pour le récupérer le carnet, mais peine perdue, il était resté introuvable. Il n’en avait jamais parlé.
À la pensée de ce souvenir, il se sentait nostalgique. Il alla machinalement dans le bureau de son père chercher la petite caisse de bois dans laquelle se trouvaient les seules affaires qu’il restait de sa mère et en répandit le contenu sur le sol. Il n’y avait pas grand-chose, quelques lettres et autres papiers. Ça faisait des années qu’il n’avait pas regardé le contenu de cette boite. Il aimait bien l’écriture de sa mère. Il ne savait pas trop pourquoi il était en train de regarder ces vieilleries. C’était comme s’il cherchait une réponse sachant pourtant qu’il ne la trouverait pas là. Après quelques minutes, il commença à remettre soigneusement les papiers dans la boite. C’est alors que Ciana, curieuse, entra dans la pièce.
- C’est quoi ? Demanda-t-elle.
- rien. Dit-il en s’empressant de tout ranger.
L’ombre jusqu’à lors à la fois foncée et terne de la jeune femme désemparée devint soudainement d’une teinte plus vive, et d’un marron plus beau. Elle venait d’attraper une carte de visite qui avait glissé au sol. Elle bouillait d’excitation prête à dévorer la moindre information, le moindre espoir ; prête à se lancer sur n’importe quelle piste pour retrouver tout ce qu’elle avait perdu. Et il semblait que, comme d’habitude, la chance lui souriait.
- Alkan, regarde, c’est la carte d’une librairie de contes et fables ! Peut-être que ta mère a fait publier ses contes ?
- Fais voir !
Alkan n’en croyait pas ses yeux, il avait regardé des dizaines de fois le contenu de cette boite, mais jamais il n’avait vu cette carte.