L’ombre rose – Chapitre VII

L’ombre rose – Chapitre VII

Le soleil continuait de décliner, sur ce quai isolé peu digne de porter le nom de gare. Il était temps qu’ils se mettent en route. D’après les explications de la bouquiniste, ils devaient prendre le chemin qui partait vers le sud. C’était un vulgaire chemin de chèvre où l’on devait marcher à la queue leu leu et on imaginait aisément que la taille du sentier n’irait pas en s’arrangeant. Heureusement, le soleil se couchant à l’ouest, les ombres se jetaient sur le côté et ils n’étaient pas obligés de marcher très loin l’un de l’autre. Ils ne voyaient rien qui puisse ressembler de près ou de loin à un centre de recherche, ils commençaient à douter. Après environ un kilomètre, ils arrivèrent sur les bords d’un petit lac. Un homme à l’ombre si terne qu’il était difficile d’évaluer son âge péchait tranquillement. Ils hésitèrent un moment puis accostèrent le pêcheur pour demander leur route. L’homme ne fit aucune remarque en voyant l’ombre rose du garçon, il la regarda simplement, sans étonnement apparent. C’était rare et lorsque ça arrivait c’était toujours des gens assez âgés. Il faut croire que l’art de la moquerie belliqueuse et gratuite s’émousse avec le temps. L’homme n’était pas très bavard :
- C’est plus loin, par là. Puis il retourna à son air absent à son mutisme solitaire.
Les deux marcheurs remercièrent et partirent. Ils continuèrent encore un long moment l’esprit très occupé par toutes les sensations que leur procuraient leurs ombres qui continuaient de s’étirer avec le temps. On aurait dit que leur allongement n’avait pas de limite. Soudain, un lapin à l’ombre cyan pastel, comme tous les lapins, traversa l’ombre de Ciana qui ne put réprimer un cri de surprise. C’était vraiment une drôle de sensation. Ça faisait à la fois un peu comme des chatouilles, mais en même temps l’espace d’une seconde toute la frayeur et l’instinct brut du lapin montait en elle comme si elle était soudainement un animal sauvage. C’était une sensation très étrange.


Le soleil commençait à tomber derrière une montagne. La nuit, les ombres se ternissaient un peu, mais contrairement à celles des visibles, il suffisait d’un rayon de lune pour qu’elles s’étendent avec leurs couleurs aux pieds de leurs détenteurs. Néanmoins, même si leurs ombres comme celles de tous ceux de leur race sont visibles la nuit, le chemin ne l’était presque plus. Ciana se plaignait qu’elle avait mal aux pieds. Elle le répétait environ tous les deux pas, au cas où Alkan ait le temps d’oublier qu’elle souffrait. C’était douloureux à chaque pas, mais ils marchaient trop vite pour qu’elle puisse énoncer sa plainte et respirer dans ce court intervalle. Tous les deux pas c’était donc le rythme parfait. Le fait de le dire et de le redire à quelqu’un l’apaisait, un peu comme si cette personne partageait de cette façon le poids de ses peines.
Alkan ne s’énerva pas, c’était étrange de la voir si « humaine », elle qui était froide, et hautaine, se plaignait maintenant comme une enfant. Il osa même se moquer un peu, la traitant de princesse aux pieds mous, ou de citadine douillette. Quelques longues minutes plus tard, Ciana s’arrêta net. Elle se hissa sur la pointe des pieds et tendit le cou, puis elle s’exclama :
- Nous sommes sauvés ! Je vois des bâtiments là-bas ! Ils ont l’air éclairés !
Elle contourna rapidement et largement l’ombre d’Alkan et fila devant lui. Elle avait, semble-t-il, oublié sa douleur. Ils arrivèrent peu de temps après devant un grand portail au-dessus duquel un panneau brandissait fièrement le mot : Asile.
Les deux vadrouilleurs restaient les yeux pendus à ces lettres peintes.
- Tu crois qu’on s’est trompés ? S’enquit Ciana.
- Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir.
À ces mots, il se dirigea vers ce qui semblait être le poste de garde : une petite cabane de deux mètres cubes éclairée. Effectivement, un homme somnolait, là, devant quelques écrans de contrôle, son ombre était épaisse, sombre et sans trou, mais avec des sortes de créneaux sur les bords. Alkan toussota pour annoncer sa présence. Le gardien ne leva même pas les yeux, il répondit froidement en articulant chaque mot :
- Que voulez-vous ?
Sa carrure imposante et le ton morne de sa voix faisaient froid dans le dos.
- Nous sommes des étudiants, nous venons voir le Dr Pirox. C’est ici ?
- C’est ici. Il n’aura pas le temps de vous recevoir ce soir. Revenez demain ou après-demain.
- Mais, il sait que nous devons venir, et ce sera très rapide. On peut attendre qu’il débauche ?
- Il ne débauche pas ce soir, ricana-t-il toujours sans lever les yeux.
Un frisson parcourut les deux jeunes gens. Mais ils insistèrent.
- Ça ne lui prendra que quelques minutes. Nous venons de loin exprès, c’est sa petite fille la bouquiniste qui nous a envoyés le voir.
- Même si vous étiez sa femme je ne vous ferais pas entrer.
- Allez au moins lui demander s’il n’a pas quelques minutes.
- Il n’en a pas.
- Bon… Où pouvons-nous passer la nuit, alors ?
- Vous trouverez en continuant le chemin un village. Il y a un hôtel.
Il n’avait toujours pas quitté son écran des yeux, on aurait dit qu’il parlait à son ordinateur.
- C’est loin ?
- Une heure de marche en plein jour. Vous devriez vous dépêcher.
Cet homme était une vraie porte de prison. On aurait dit qu’il prenait plaisir à leur barrer la route. Ils n’insistèrent pas et s’éloignèrent tranquillement dans la direction qu’il leur avait indiquée, mais, une fois derrière une haie, ils s’arrêtèrent.
- C’est ridicule, il nous attend !
- je sais…
Chacun jeta un coup d’œil sur l’ombre de l’autre et sans prononcer un mot ils se mirent d’accord. Ils escaladèrent les barrières sans difficulté. Une fois de l’autre côté, Ciana se prit les pieds dans un seau métallique vide. L’objet les dénonça avec tout le bruit qu’il pouvait faire. Ciana se jeta derrière un bac de fleurs, seule cachette à proximité. Ils entendaient les pas du gardien qui se pressait vers eux, mais la cachette était trop petite pour deux, du moins sans superposer les ombres. Alkan ne voyant aucune autre issue se roula simplement en boule par terre. Recroquevillée ainsi, son ombre formait une grosse boule rose, personne n’hésiterait à croire que c’était un cochon. En espérant que le gardien n’ait pas vu tout à l’heure cette ombre rose attachée à un jeune homme. Mais un autre avantage jouerait en faveur des deux aventuriers : certes, cet homme avait l’amabilité d’une porte de prison, mais il en avait aussi l’intelligence. Il déboula en courant et voyant la tache rose à terre il se gratta la tête en disant :
- pff, un cochon ?
Il repartit sans même se demander ce que pouvait bien faire un cochon ici. Mais, même s’il était stupide il travaillait consciencieusement. Bénéfice du doute oblige : il lâcha les chiens.
Il y avait trois gros chiens de race transparente avec de colossales ombres bleu-marine. Grâce à leur flair, les molosses ne mirent pas longtemps à localiser les intrus. Ils étaient tellement contents de sortir de leur « clapier » qu’ils feraient probablement du zèle. Les deux intrépides arrivants avaient deux solutions : rebrousser chemin ou faire face au danger et à leur peur. Ils n’eurent pas le temps de choisir, les chiens étaient là. Ciana qui avait visiblement plus peur qu’Alkan se retenait de hurler, mais ne pouvait réprimer une sorte de gémissement instinctif. Les agresseurs à quatre pattes, attirés par le son ou la peur, se dirigèrent directement, tous crocs dehors, vers la jeune apeurée qui ne parvenait même plus à faire un geste, ni même à emmètre un faible son. Alkan savait pertinemment que ces chiens étaient dressés pour attaquer. La situation tournait vraiment mal. En se remémorant qui était leur maître : une brute méchante et sans cervelle, il eut encore plus d’appréhension. Il prit à deux mains son courage et un bâton qui traînait par terre et s’avança. À cet instant même, sans qu’il comprenne pourquoi les chiens se figèrent, le regardèrent puis les trois molosses partirent la queue entre les pattes. Il ne se savait pas si impressionnant… Il se retourna vers Ciana, elle avait l’ombre toute floue comme si elle venait de voir un fantôme.
- C’est pas le moment de traîner, viens.
Elle ne répondait pas, ne bougeait pas. Elle le regardait. Il lui fallut plus d’une minute pour retrouver ses esprits et dire :
- Alkan c’est… Tu as… Tu t’es, enfin ton ombre… Elle avala sa salive.
- Elle est rose ?
- Non, ‘fin si, mais…
Les mots ne sortaient pas, elle était figée de peur et Alkan craignait que les chiens ne reviennent.
Le jeune homme s’éloigna donc doucement en direction des bâtiments éclairés et heureusement Ciana le suivit machinalement.
-Ton ombre a pris l’apparence de celle d’un chien encore plus gros. Souffla-t-elle alors tout doucement comme s’il s’agissait d’un secret.
- Ciana, mon ombre est rose, mais elle est comme la tienne, elle ne se transforme pas, c’est impossible. La trouille t’a fait halluciner.
- non… je… l’ai vu.
Alkan soupira et continuait d’avancer sans se retourner.
- Pourquoi les chiens seraient partis sinon ? À cause de ton bâton ?
- Tu délires. Dépêche, dit-il en s’avançant vers la porte vitrée du grand hall éclairé.
Un peu essoufflés, ils se laissèrent tomber sur les grands fauteuils du hall, protégés par les grandes portes de verre coulissantes. Il y faisait frais. Il n’y avait personne, Ciana colla son nez sur la porte semi-vitrée de l’accueil, précisément à ce moment-là celle-ci s’ouvrit.
L’ombre claire d’un homme assez âgé et de petite taille, mais très trapue leur faisait face.
Avant que les deux jeunes téméraires aient eu le temps de retrouver leurs langues, il leur dit :
- Et bien que faites-vous ici, à cette heure-là, et vous n’avez pas mangé ? Si ? Venez, je vous montre le réfectoire ! Alkan se demandait si cet homme était en train de se moquer d’eux ou s’il était juste fou. Il ne trouvait pas les mots.
Ciana, elle, s’avança vers l’homme le plus naturellement du monde :
- Bonjour, nous ne cherchons pas à manger, nous avons rendez-vous avec le spécialiste comportemental des personnes en difficultés, le Dr Pirox. C’est un ancien éditeur et libraire.
- C’est moi même, je le sais bien que vous me cherchez ! Qui d’autre chercheriez-vous ici ! Vous venez pour les livres de Myx, c’est bien ça ?
- Oui, je suis son fils, répondit doucement Alkan.
L’intonation du vieil homme changea instantanément, sa voix fut soudain pleine d’une tendre mélancolie.
— Ha, c’est vrai qu’elle avait un bébé ! Il semble qu’il ait bien grandi ! Il se met à rire. Il demanda au jeune homme si son père se portait bien ; puis, se déversa en louange sur sa mère. Alkan ne le lâchait pas d’une miette ; il buvait ses paroles. Son ombre clignotait très rapidement comme les battements d’ailes d’un papillon.
Le vieux scientifique, ex-libraire, adorait la défunte mère de son invité, il était donc ravi de cette visite. Il leur proposa à nouveau de manger. Quelques restes devaient encore dormir dans la cuisine.
Il les conduisit le long des couloirs. L’asile était bien plus grand qu’il n’y paraissait.
Arrivé dans un couloir aux murs roses et sable, il leur dit :
- Le réfectoire c’est derrière la double porte, juste en face tout au fond du couloir. Je vous laisse vous débrouiller avec ce qu’il reste. C’est un self, faites comme chez vous je vous y rejoins, attendez-moi là-bas. Je vais vous préparer une chambre pour la nuit.
Ciana, démonstrative de nature, s’élança presque en courant vers ce qui allait être le salut de son estomac vide. Alkan la suivit d’un pas tranquille. Avant de pousser la porte la jeune fille jeta un œil par le hublot, et là, horreur !
Dans la cantine, quelque chose avec une ombre d’objet bougeait. Elle n’osa pas regarder une seconde fois, priant pour que cette vision ne soit qu’une illusion. Elle fit demi-tour et revient chancelante sur ces pas.