L’ombre rose – Chapitre V

L’ombre rose – Chapitre V

À peine quelques minutes après avoir découvert la carte de visite de la librairie, Alkan et Ciana était dehors en direction de cette étrange boutique spécialisée dans les ouvrages pour enfants, les livres de fables et autres histoires. Une fois arrivés, ils furent stupéfaits de voir à quel point le lieu collait parfaitement à son usage. Entre deux buildings très glauques se situait une petite maison étroite toute en pierre avec un toit fait de petites tuiles colorées et un jardin qui en faisait le tour. Elle comptait tout de même deux étages, mais entre les deux buildings elle ressemblait à une maison de poupée. Sur l’encadrement en bois de la porte, il y avait un panneau suspendu qui grinçait un peu dans le vent. Avec une petite fée qui tenait la chaîne. Un énorme cerisier avec des branches qui traînaient par terre était le seul arbre. Le roi du jardin probablement. Il y avait une petite clôture de bois blanc de quarante centimètres environ. Il y avait aussi des petits bacs de plantes presque sans fleurs dans lesquels tournaient de tout petits moulins à vent aux pales multicolores, accrochés par le centre à une tige de bois plantée dans le bac. On se serait cru dans un lieu magique où le temps s’était arrêté : au milieu de la ville, une maison de contes de fées. Cette impression fut amplifiée quand ils entrèrent et firent la rencontre de la gardienne des lieux. C’était une jeune femme avec une ombre aussi mince que celle d’un chat, mais très grande et d’un marron très vif. Elle remuait sans arrêt et parlait beaucoup avec une voix aiguë à la fois envoûtante et accueillante. Vraiment, c’était une personne aussi surprenante qu’étrange. Le parquet en bois massif dénonçait par un craquement rauque chacun des pas qui le parcouraient ; si bien qu’Alkan et Ciana finirent par rester immobiles au milieu de cet antre, trop impressionnés pour s’aventurer plus loin. Ils firent un tour d’horizon. Des étagères de livres recouvraient la moindre parcelle de mur. Ils remarquèrent qu’en plus des ouvrages entassés ; de vieux jouets dignes d’objets de musée reposaient par-ci par-là : une vieille poupée de porcelaine, une girafe « Sophie », une toupie-boîte à musique, un petit train, et encore bien d’autres trésors. Ils semblaient tous en parfait état et sans poussière, comme s’ils étaient manipulés fréquemment. Une fois l’envoûtement d’étonnement passé, ils se décidèrent à questionner la jeune femme afin de trouver ce qu’ils étaient venus chercher.

La bouquiniste réfléchit un instant puis elle s’exclama :

- oui ! Je vois ! Je me souviens, des contes assez particuliers, l’auteure était une femme pleine d’imagination. Mon grand-père tenait la boutique à l’époque, je crois que c’est lui qui a fait éditer les contes. Mais il n’y eut que peu d’exemplaires.

-Vous connaissiez ma mère ?

La bouquiniste semblait avoir pour habitude de s’exclamer au lieu de parler normalement.

-Non ! J’étais encore une enfant, mais je me souviens qu’elle venait souvent voir mon grand-père. Et j’ai lu ce qu’elle a écrit. Je les ai trouvés assez difficiles à lire en fait. Dit-elle sur le ton de la confidence. Mais je crois qu’elle utilisait un nom d’écrivain… Mmm… Je ne me rappelle plus.

- Pourrions-nous acheter un exemplaire de tous ces livres ? demanda Ciana.

- Tous ces livres ? Oui, en fait il y en a juste deux.

- He bien, nous achèterons les deux.

- Impossible ! Une dame est venue m’acheter les derniers il y a moins d’une semaine. Je n’en ai plus.

- Et ils ne sont plus édités ?

La jeune femme secoua la tête.

- Il n’y en a pas ailleurs ?

- Ha ça ! Je vous mets au défi d’en trouver un seul ailleurs ! Je ne suis pas sûre qu’il y ait d’autres librairies qui aient vendu ces deux petits livres, et puis c’était il y a longtemps…

- Donc, c’est impossible de les avoir ?

- Je pense que c’est possible.

Cette conversation commençait à devenir agaçante.

- C’est à dire ? Lança Alkan d’un ton froid.

- Vous devriez apprendre à être plus patient jeune homme.

Ciana avait envie de rire, la voix aiguë et rapide de cette femme ainsi que sa manière de donner les informations au compte-gouttes était vraiment peu ordinaire.

La bouquiniste poursuivit :

- En fait, mon grand-père n’est plus éditeur ni libraire. Il a repris ses études il y a des années, il est devenu un docteur assez reconnu dans son domaine. Il travaille sur la sociabilisation des gens qui ont certains handicaps, certaines différences… C’est un domaine de recherche qui le passionne. Il est très doué d’ailleurs. C’est comme ça que j’ai repris la librairie, petit à petit, j’essaie de garder cette ambiance que j’aimais tant enfant…

- Et, pour les livres ?

- Mon grand-père justement ! Il utilise plusieurs méthodes pour sociabiliser ces patients. Un de ses outils est le livre, il a donc gardé une bibliothèque considérable de livres de contes, parmi lesquels se trouvent sûrement ceux de votre maman. Il les aimait beaucoup. Je suis sûre qu’il vous permettra de les lire ! Vous voyez, il a utilisé sa première passion de bouquiniste pour alimenter la deuxième. C’est merveilleux non ?

- Oui, oui. Où pouvons-nous le trouver ?

La jeune femme nota l’adresse sur un papier afin qu’ils puissent la mémoriser de manière sure. Il n’était pas question qu’ils prennent avec eux un élément souillant leur invisibilité ; aussi important fut-il. La bouquiniste lui expliqua qu’ils devaient prendre un train pour Monpazier et descendre trois arrêts avant. Et que de là ils trouveraient facilement ; il n’y avait pas grand-chose d’autre là-bas que le laboratoire de recherche où habitait son grand-père. Pour une fois, ces explications étaient claires et elle ne partait pas dans toutes sortes de détails qui n’intéressaient personne.

Ils la remercièrent et en guise d’au revoir elle leur dit :

Prenez bien soin l’un de l’autre !

C’était des adieux inhabituels, mais venant de cette étrange femme à l’ombre gracile et vibrante, ils leur paraissaient assez naturels. Ils s’en allèrent la tête remplie de tout ce qu’ils avaient à faire maintenant pour se rendre là-bas. Alkan se sentait intrigué, et cette situation le rendait étrangement heureux, il avait l’impression qu’il allait enfin passer à l’action et réaliser des choses folles dans sa vie.