L’ombre rose – Chapitre VIII

L’ombre rose – Chapitre VIII

Ciana bouillait intérieurement… Ce Dr Pirox… et son air innocent : « Allez manger, allez manger… ho, j’ai oublié de vous dire qu’il y a une visible dans le réfectoire… ». Rien que ça. Ciana n’aimait pas du tout cela, elle avait la nette impression que ce Pirox prenait la vie entière pour une expérience scientifique. Que tous les gens qu’il voyait n’étaient plus des personnes à ses yeux, mais de vulgaire cobaye ! Tsss… Et Alkan avait trop d’admiration pour cet homme qui avait si bien connu sa mère pour penser à analyser la situation ! Une visible qui fait partie d’un programme de recherche ! On aura tout vu ! Décidément, elle était maudite, passer tout son temps avec un type à l’ombre rose c’était pas assez, voilà maintenant qu’elle allait devoir manger à côté d’une visible !
Alkan était déjà entré dans le réfectoire et le Dr Pirox reparti, elle prit une grande inspiration et pénétra à son tour dans la pièce.
Ils avaient déjà vu des visibles à la télé, mais en vrai, c’était autre chose. Sous les lumières dresseuses d’ombres on voyait à peine la sienne. Elle semblait si morne et inexpressive. Ils se souvinrent alors de ce qu’on leur avait appris : chez les visibles c’était le corps qui était expressif et non pas l’ombre. Ils levèrent alors les yeux vers ce qui devait être son corps. Leurs ombres se contractèrent instantanément et se mirent à onduler légèrement. Un haut-le-cœur les parcourut. Cette fille : elle ressemblait à une morte. C’est exactement cela. Quand un transparent meurt, son corps devient opaque et blanchâtre. Exactement comme sa peau. Et l’ombre perd toute sa couleur, ses expressions, tout comme son ombre à elle : une ombre grise, fade, insipide et inexpressive. Et bien accroché à cette ombre cette peau bien visible, à peine plus colorée que celle d’un mort.
Le premier effroi passé ils essayèrent de se remémorer leur faible savoir sur ces créatures. Elles portent des accessoires sur leur peau. Le même genre d’accessoires que mettent les transparents dans l’intimité : robes, chapeaux, chaussures, et encore bien d’autres choses. Et les cheveux, les yeux, les lèvres, les ongles et les poils ! Ils sont d’une autre couleur ! Avec le temps ils s’habituaient à cette vision et commençaient à la regarder plus en détail.
La petite fille, elle, semblait habituée à ce genre de réaction. Elle leur jeta un coup d’œil par-dessus son assiette de soupe et continua à manger sans faire attention à eux. Ses cheveux bruns étaient raides très lisses et une frange épaisse couvrait son front blanc. Ses yeux étaient d’un noir tellement profond qu’on avait du mal à distinguer l’iris de la pupille. Son teint était pâle et sa peau tellement fine qu’elle paraissait fragile. Ses lèvres très rouges faisaient comme une tache de couleur presque anormale sur ce visage en noir et blanc. Elle portait une simple robe courte bouffante marron foncé qui faisait ressortir la blancheur de sa peau. Mince, le visage fin, les sourcils bien dessinés, il est certain que des visibles l’auraient trouvée jolie.
Alkan s’avança, lui dit bonjour et se présenta. La visible tourna la tête vers eux. Son regard était si perçant qu’ils avaient l’impression qu’elle pouvait voir leurs corps. Elle lui répondit, donnant aussi son prénom, mais Alkan était tellement absorbée par la vision de ses lèvres rouges qui bougeaient quand elle parlait qu’il n’entendit pas comment elle s’appelait. Ciana se présenta à son tour. La visible la regarda du bout de son ombre jusqu’en haut de son invisible tête, si bien que la transparente ne put réprimer la vibration qui parcourut son ombre à cette idée. Ils restèrent un moment silencieux à s’observer. Puis les deux invisibles finirent par aller chercher à manger, mais Ciana n’arrivait pas à manger, elle ne pouvait décoller les yeux de la visible.
- Je te fais peur ? Dit tout d’un coup la visible en regardant Ciana.
Certes, avec le regard qu’elle lança en posant la question, elle aurait fait peur à un visible adulte malgré son jeune âge. Mais Ciana savait se contenir :
- Pas du tout, c’est juste que je ne suis pas habituée à voir des… gens comme toi. Tes parents vivent ici aussi ?
- Je n’ai plus de parents.
- Moi non plus dit Ciana avec un ton soudainement compatissant. C’est pour ça que je suis ici. Et toi ?
-Tu veux que je te raconte mon histoire ?
- Oui.
La petite visible s’approcha d’eux et s’assit sur le bord d’une table puis commença à parler. Elle faisait beaucoup de gestes qu’Alkan et Ciana ne comprenaient pas vraiment, mais ils semblaient ponctuer le récit :
« Lorsque j’étais petite, enfin plus que maintenant, je regardais le soleil en pleine face parce que je pensais avoir les mêmes yeux qu’un aigle. J’observais son disque lumineux qui vibrait de gène que je puisse le regarder ainsi, alors qu’il était tout nu. Je pensais que j’avais des yeux d’aigle, car je vois des choses que d’autres ne peuvent pas voir.
Comme un jour j’ai dit ça à mes parents, je me suis retrouvée dans une salle toute blanche avec juste un matelas et une couverture. Une salle où je pouvais à peine me tenir assise. À force que je pleure, on m’a donné des feutres, des crayons, des stylos et du papier. Le temps passait, on me nourrissait assez pour que je reste grasse. Les heures fuyaient et je ne pouvais pas dénombrer les jours, car je n’avais pas appris à compter autant qu’il y avait jours qui s’écoulaient. Il y avait une seule petite fenêtre avec un barreau au milieu, mais le mur était si épais que cette percée m’offrait autant de visibilité sur l’extérieur que le trou d’une serrure. Mais un jour, quelque chose en moi est tombé. J’en ai eu marre, je ne pouvais plus supporter cette pièce toute blanche.
Tu veux savoir ce que j’ai fait alors ? »
Bien sûr qu’elle voulait savoir. Elle était subjuguée par les gestes, envoûtée par les paroles de cette fille qui semblait si petite, si jeune, mais parlait comme une adulte, peut être même comme une vielle femme. Elle jouait presque ce qu’elle racontait.
« Je me souviens encore très bien de ce que j’ai fait. Je me revois dans cette salle, couchée sur le dos, face à ce plafond trop bas et trop blanc. Je prends un crayon et je donne de grands coups à mon plafond. Mais ça ne lui fait rien. Il reste blanc et arrogant. Il se moque de moi, me provoque. Alors je lui donne des coups de stylo. J’en ai mal au poignet et en échange il me réfléchit avec bonheur la lumière de son blanc parfait. Je donne des coups de marqueurs sur mon plafond, j’écrase la pointe de ce feutre indélébile. J’ai mal au bras, mais le blanc de mon plafond reste toujours plus indélébile que le noir de mon marqueur. Alors je me mets à griffer mon plafond, ça fait mal aux épaules et aux bras, mais toute ma rage est insuffisante. Le blanc de celui-ci reste sans rayure. Un blanc juste blanc, très blanc et uniquement blanc. Cette surface tellement lisse et plane, sans la moindre imperfection à se mettre sous la dent. Cet espace tellement inexpressif qu’il me donne la nausée. Dans un dernier relent de haine, je griffe et griffe mon plafond. Un ongle casse ; quelques gouttes de sang. Le temps s’arrête, une idée née. Je regarde mon sang, mon plafond. Il frémit. Ce sang essence même de ma plus profonde colère saura bien venir à bout de son blanc si impudent. Je tends lentement la main, comme un tueur qui savourerait son crime et j’étale doucement le sang sur le blanc de mon plafond. Doucement, car c’est en douceur que le mal doit s’insinuer. Je sens que je vais jubiler. Je l’ai eu ! Je ferme un instant les yeux, sans bouger. Une sorte de douce fraîcheur me tombe sur une joue puis l’autre, comme une goutte de rosée. C’est la douce fraîcheur d’une vie nouvelle, un nouveau plafond. Sale. Ça lui apprendra. Je pose mes mains sur mes joues pour qu’elles profitent de cette étrange douceur. J’ouvre les yeux, et là !
Mon plafond est immaculé. Blanc immaculé ! Ce n’était pas la fraîcheur d’un monde nouveau, mais celle de mon sang. Mes deux gouttes de haine me sont juste retombées sur la face et le plafond bien heureux exhibe son ventre blanc. Je craque, il se moque de moi. Maudit soit-il. Je vais pleurer, un peu comme pleurerait un enfant qui n’aurait plus d’espoir. Oui un peu comme ça, sauf qu’un enfant a toujours de l’espoir, c’est aussi ce qui fait de lui un enfant, non ? C’est alors qu’un évènement pour le moins étrange se produisit. Mon plafond se mit à rire et me dit: “pauvre fille on ne se débarrasse pas de sa haine sur un mur ! Sors donc d’ici, sors de ton œuf de peur et va confronter ta haine au vaste monde. Sors ! Va donc crayonner tes heures de gloire et griffer tes jours d’ennuis !” Les larmes se précipitent alors sur ma cornée, la couche lacrymale brille. Il est beau et plein de reflets le blanc de mon plafond. Grâce à lui tout a changé, ainsi épaulée par ce fidèle conseillé, je préparais ma fuite : je cessais de manger et un jour je fus assez maigre pour passer dans le trou qui me servait de fenêtre. J’ai fui longtemps, longtemps, et je suis arrivée ici. Ici, personne ne m’a maltraitée, personne ne m’a dit qu’il fallait que je change ou que je renonce à raconter tout ce que je vois de mes yeux d’aigles, alors je suis restée. Voici mon histoire. »
Bien que le récit soit fini, Ciana restait pendue aux lèvres rouges et immobiles de cette étrange petite fille. Quelle attitude adopter ? Elle était partagée entre la peur, le dégout, l’admiration et l’affection. Elle restait interdite.
- Tu vois des choses que les autres ne voient pas ?, lui demanda Alkan.
- Oui. Tu ne me crois pas ?
- Si, mais… si je ne vois rien de toute manière… Que je te crois ou non…
- ça change tout. Si tu me crois, je ne t’en voudrais pas. Alors que si tu ne me crois pas je te détesterais.
Elle disait cela d’un ton calme et froid, les yeux dans le vague, comme si aucune émotion n’avait d’emprise sur son petit cœur d’enfant. Et, sur ces mots, elle jeta son regard sur les deux jeunes gens, ses yeux noirs intenses presque cachés dernière sa frange épaisse, un regard à faire se pâmer un rocher. Puis elle descendit de la table et sortit du réfectoire en laissant tomber derrière elle un « Bonne nuit. » qui se brisa dans le silence pesant de la salle.
Quelques minutes passèrent sans qu’aucun d’eux ne prononce un mot. Ils mangeaient en silence. Ils ne savaient pas trop quoi penser de cette petite fille plutôt hors norme. Était-elle folle ? Après tout, on était dans un asile.
Le vieux libraire entra alors dans la pièce. Son ombre laissait transparaître sa bonne humeur :
- Le repas était-il à votre goût ? Vous avez fait fuir notre petite visible ? Elle vous a fait part de certaines choses qu’elle voit ?
- Non, elle est partie juste après avoir évoqué ce fait. Dit Ciana.
- Que voit-elle ?
- Ha ça ! Il faudrait qu’elle vous le raconte. Ce sont en quelque sorte des ajouts de végétation que nous ne voyons pas. Contrairement à ce que vous croyez, elle n’est pas folle ; un physicien a mis au point une machine capable de prendre des photos de ce qu’elle voit. Mais c’est très long et très fastidieux. La machine fait la taille d’une voiture, une seule fausse manipulation et tout est à refaire, et il faut presque dix jours pour avoir une seule image. Mais les tests sont concluants. Quel que soit le lieu, la machine reproduit exactement ce qu’a décrit la fillette et inversement. Mais les visibles ne sont pas prêts pour accepter ce genre de choses.
- Si elle n’est pas folle que fait-elle ici ? Demanda Ciana.
- Et bien, elle est arrivée par hasard et n’a jamais voulu repartir. Personne ne l’a réclamée, et ce, malgré le nombre limité de visibles. Elle fait maintenant partie de ce lieu. C’est une petite fille hors du commun une sorte de génie. Enfin, nous en reparlerons plus tard. Peut-être. Il appuya sur un bouton dans le mur et un porte-document mobile comme une petite voiture téléguidée entra dans la pièce. Alkan avait déjà vu une fois ce genre de gadget qui permettait de transporter avec soi des documents sans souiller son invisibilité. L’homme se baissa et attrapa dans le porte-document deux petits livres.
- Et voilà la surprise : les deux fabliaux, dit-il en les posant sur la table.
C’était les livres de sa mère. Ciana regardait les émotions agiter l’ombre d’Alkan. Au même moment, la petite visible entra et sans un bruit se posa sur un tabouret au fond de la salle. Alkan hésite et d’une main tremblante il en attrape un : « Le scorpion ».