L’ombre rose – Chapitre VI

L’ombre rose – Chapitre VI

Ce matin encore Ciana avait trouvé une nouvelle raison de s’énerver :

- C’est hors de question !! Pourquoi je me cacherais comme un repris de justice ! Je ne vois pas pourquoi en plus de supporter l’indifférence totale de tous ces gens que je connais, je devrais les fuir. Non. Je viens !

Alkan haussa les épaules et sortit de l’appartement pour se rendre en cours avec Ciana sur les talons. Il était tout de même impressionné par sa volonté. Alkan n’avait aucune raison de manquer des cours et aucune envie de passer une journée à ne rien faire chez lui, avec Ciana qui prenait ses aises dans tout l’appartement… Il préférait encore qu’elle le suive en cours.

Depuis leur passage à la librairie, ils n’avaient qu’une idée en tête : prendre le prochain train direction Monpazier pour rencontrer Mr Pirox, l’ex-libraire, mais des intempéries rendait cette destination indisponible depuis trois jours déjà. Ça faisait donc trois jours que Ciana tournait en rond et qu’Alkan supportait son impatience.

- Alkan ! S’écria Ciana, toujours en train de trotter derrière lui. On dira au gardien que je suis ta correspondante étrangère, non ?

Alkan soupira.

- T’imagine si quelqu’un me reconnaît !?

Quelques minutes plus tard, Alkan était en train d’expliquer au gardien qui était cette jeune femme avec lui.

- Ciana, c’est joli ça comme nom ! Dit le gardien en les laissant entrer.

Au son de son propre prénom, Ciana se sentit étrange. Ce prénom avait aujourd’hui une consonance différente ; il était le seul lien encore vivant avec son passé. Ce prénom jadis choisi amoureusement par ses parents était devenu une sorte de parole magique. Une preuve de son existence, comme un trésor, comme quelque chose de puissant et de précieux.

Comme Alkan s’en doutait, personne ne reconnut Ciana. Il avait du mal à imaginer combien cette situation devait être étrange pour une personne qui était jadis aussi populaire que Ciana. Elle semblait d’ailleurs assez affectée de l’ignorance naturelle de tous ces gens qu’elle connaissait… avant… Cependant, en début d’après-midi, une bonne nouvelle lui redit l’ombre vive et le sourire : les trains en direction de Montpazier étaient rétablis, il était trop tard pour faire l’aller-retour aujourd’hui même, mais ils prendraient le premier train demain. Inutile de dire que ni l’un ni l’autre ne s’endormit rapidement, l’excitation du voyage guettait au détour de l’endormissement. Alkan, sans se l’expliquer, avait une désagréable sensation. Il lui semblait que le temps pressait, qu’il fallait partir au plus vite, et résoudre cette étrange intrigue rapidement avant qu’il ne soit trop tard. Trop tard pour quoi ? Il n’en avait aucune idée. Il fallait dire que la cohabitation avec Ciana n’était pas des plus simples. Mais ne pouvant rien changer à la situation, il finit par se résigner : de toute manière, le train ne partirait pas avant 06h00 même si un jeune angoissé avait l’inexplicable sentiment qu’il fallait faire vite.

Le lendemain, ils se levèrent de bonne heure et de bonne humeur. Malgré la situation catastrophique qui les avait poussés à faire ce voyage, l’idée de briser la routine et de partir à l’aventure mettait Alkan de bonne humeur. Ciana, qui n’avait jamais vraiment voyagé ne tenait pas en place. Elle posait tout un tas de questions dont elle avait souvent la réponse, mais l’adrénaline la poussait à parler sans arrêt. Il est possible que le fait d’entendre le son de sa propre voix la calmait. Alkan répondait avec patience à ses interrogations parfois insignifiantes et souvent stupides.

Alkan partit acheter les places de train pendant que Ciana faisait les 100 pas sur le quai. Il prit les deux billets à son nom en donnant simplement son numéro d’identité et en tapant le code de paiement sur la machine. Le guichetier lui transmit un numéro de commande qu’Alkan devait retenir afin que le contrôleur, à l’entrée du train, le laisse rentrer et lui indique ses places. Si par malheur il oubliait ce numéro, le contrôleur devrait prendre le temps de relever ses empreintes et de regarder sur son ordinateur de cabine quelle était la commande au nom de ce client. C’était la procédure habituelle.

Tandis qu’Alkan composait ses codes de paiement au guichet, Ciana soupirait, elle n’aimait pas cette sensation d’être dépendante d’Alkan. Elle soupirait aussi, car cela lui rappelait qu’elle n’avait plus aucun code à son nom. Tous ces chiffres qu’elle avait appris à mémoriser depuis sa tendre enfance n’avaient plus de sens. D’un certain côté, c’était une expérience intéressante. Elle était complètement libre. Une liberté à laquelle aspirent bien des gens. Pour la société elle n’existait pas, pas encore, ou plus. Elle pouvait donc devenir qui elle voulait, venir d’où elle souhaitait et aller n’importe où. Enfin, n’importe où jusqu’à ce qu’on lui demande son numéro d’identité…

Lorsque le train silencieux s’arrêta sans aucun bruit au pied de Ciana, la jeune fille bouillait d’impatience. En peu de temps, ils furent installés dans un compartiment en duo, les ombres bien plaquées contre leur siège respectif par les lampes dresseuses. Ils étaient prêts à passer les quatre heures de voyage face à face. Alkan n’avait pas acheté de billets pour le retour, mais il espérait bien rentrer le soir même. Contre toute attente, les deux premières heures ne furent pas si désagréables. Ils prenaient plaisir à regarder le monde filer derrière la vitre. Suivant les régions, il y avait des montagnes, des lacs, parfois de la neige. Ciana ne décollait pas son nez de la vitre. Mais plus ils avançaient, plus la neige s’intensifiait et le train finit par s’arrêter. Les heures passaient et ils se demandaient s’il arriverait un jour. Le blanc partout autour d’eux et le silence les plongeaient dans l’ennui ; lassés d’attendre, ils s’endormirent.

Ce n’est que quelques heures plus tard qu’une voix annonçant leur destination les réveilla. Par les fenêtres, on ne voyait plus aucune neige et pas une montagne, mais simplement des arbres et de l’herbe bien verte. Pour sortir, le couloir du train était parsemé de panneaux suspendus au plafond. Des panneaux rotatifs et coulissants très maniables qui permettaient de protéger son ombre en cas d’affluence. Mais étant donné qu’ils étaient les seuls à descendre ici, ils n’en avaient pas l’utilité. Néanmoins, Ciana ne put s’empêcher d’en déplacer quelques-uns et de slalomer au milieu de ces plaques légères. Le train s’arrêta. À peine eurent-ils posé pied-à-terre, encore en peu endormis, que le train repartit.

On ne peut pas savoir ce que ressent un nourrisson qui sort juste du ventre de sa mère. Mais on peut imaginer son désarroi : se trouver soudainement expulsé dans un endroit inconnu, froid et bien trop grand. À ce moment précis, ce sont ces mêmes sentiments qui s’emparaient des deux jeunes gens seuls sur le quai, venant de quitter leur cocon chaud de civilisation. Cette gare, bien peu digne de porter le nom de gare, ressemblait à une bande de béton qui s’était perdue au milieu de la forêt. Le train avait pris tellement de retard que le jour commençait à décliner très légèrement et un seul lampadaire faiblard sur son maigre pied métallique était censé dompter les ombres. Autant dire que les ombres étaient libres. Ciana s’était mise au bout du quai, loin de la triste lumière dompteuse, et s’émerveillait devant son ombre qui grandissait étirée par les rayons du soleil de fin de journée. Elle gesticulait, jetait ces bras en l’air pour voir à quel point elle pouvait être grande. C’était vraiment fabuleux. Alkan avait déjà fait cette découverte quelques années plus tôt en allant en vacances avec ses parents chez une arrière-grand-tante qui habitait à la campagne. Dans la nature, loin des maisons il n’y avait pas de lampes dresseuses d’ombres. D’ailleurs, il aimait beaucoup cette sensation de liberté lorsque l’ombre glissait sur le sol sous le joug de la lumière naturelle. Il y avait aussi la possibilité que l’ombre réactive de certains animaux croise la sienne. C’était alors comme s’il ressentait ce que ça faisait d’être lapin ou renard, comme si l’espace d’une seconde l’instinct de l’animal était le sien. L’ombre étirée était toujours plus sensible, on pouvait même, avec de la patience, sentir la sève circuler dans un arbre. On pouvait sentir que le sol était vivant, habité par des centaines d’insectes. Lors de ses séjours à la campagne, Alkan aimait s’imaginer vivre dans les temps anciens, avant le domptage des ombres. Il aimait passer de longues heures à rêver, à refaire le monde tout en l’observant. Dans la forêt, il trouvait la quiétude, le silence l’apaisait et personne ne se moquait de lui ; il n’y avait personne. Les animaux ne sont pas moqueurs. Amusé de voir Ciana découvrir toutes ces sensations sauvages, il se laissa aller à jouer lui aussi avec son ombre. Ciana le regardait faire et parfois l’imitait, maladroite. Elle n’avait jamais été à la campagne, c’était pour les exclus, ceux qui n’avait pas de tenu : une ombre libre et des traces de boue sur le dessous des pieds c’était pas très classe… Mais elle avait pu s’imaginer la sensation que cela procurait… Après quelques minutes de jeu, Ciana sourit à Alkan, son ombre clignota. C’était la première fois qu’il voyait un vrai sourire de Ciana, pas un sourire courtois, forcé ou poli. Alkan sourit à son tour et ils finirent par rire de bon cœur, agitant sur les herbes leurs bras d’ombre immenses.