L’ombre Rose – Chapitre I

L’ombre Rose – Chapitre I

Ce matin-là se déroulait comme tous les autres chez les Zim. Il y avait du gâteau au petit déjeuné, et madame Zim avait une ombre brun-pastel, comme tous les matins, c’était le reflet de sa bonne humeur quotidienne. Monsieur Zim taquinait ces fils comme chaque matin, et les deux jumeaux criaient, riaient à la fois, puis demandaient à leur mère de calmer le père-monstre qui faisait semblant d’écraser leurs ombres. Madame Zim n’avait qu’une seule solution pour calmer son mari : lui servir une part de boulgu bien chaude souvent accompagnée d’un baiser durant lequel leurs ombres se croisaient. Ciana, leur fille, soupirait et ses deux petits frères tournaient la tête, parce que voir ses parents s’embrasser, et mêler leurs ombres comme ça c’était dégoûtant. Madame Zim avait une ombre assez fine au contour velouté, une ombre assez claire. Son mari avait une ombre assez ordinaire, grise comme celles de tous les hommes. Ciana, était très jolie, elle avait une ombre marron, comme toutes les femmes, mais, très foncée pour celle d’une fille. Les jours passaient ainsi paisiblement depuis des années chez la famille Zim et personne n’aurait pu imaginer le drame qui allait s’abattre sur eux.

De l’autre côté de la ville, chez les Asmiks, c’était aussi un matin comme tous les autres. Le réveil venait de mettre fin au repos d’Alkan. Comme tous les matins, il ouvrait les yeux et voyait son horrible ombre toute rose. Il faisait beau, mais Alkan n’irait pas déjeuner près de la piscine sur l’immense jardin de toit parfaitement entretenu, il se contenterait d’aller prendre quelques barres chocolatées à la cuisine et de les mâchouiller devant la télévision. Comme tous les matins, son père serait parti depuis deux bonnes heures et rentrerait comme toutes les semaines trois jours plus tard. Vers huit heures les stores automatiques devant les baies vitrées allaient se relever et ce serait pour Alkan l’heure de se rendre en cours. Mais comme chaque matin, Alkan attendrait un petit quart d’heure de plus et arriverait un petit quart d’heure en retard.

Comme tous les matins, Ciana faisait le chemin en compagnie de son groupe d’amis dans lequel se trouvaient probablement quelques-uns de ces admirateurs secrets. Les lumières dresseuses d’ombres permettaient de marcher à plusieurs de front sur le trottoir sans que les ombres ne se superposent. Les discussions du matin étaient toujours animées :

- Je vous ai raconté ce que l’autre abruti a fait hier pendant le cours de Mr Demix ?

« L’autre abrutit » désignait depuis quelques semaines déjà le nouveau voisin de table de Ciana. Plus très nouveau d’ailleurs puisque l’attribution des places s’était faite il y a un mois, et ce, pour deux ans. Ciana avait été très déçue. Elle aurait pu se retrouver en binôme avec une bonne copine, ou même avec le beau Jessi, mais non, elle était condamnée à passer deux ans assise toute la journée à côté de ce cas social répugnant, toujours en retard et qui se moque complètement de ce qui se dit pendant les cours..

Comme tous les matins Alkan faisait le chemin d’un pas nonchalant, il n’aimait pas les cours et encore moins ces collègues de classe. En même temps, il les comprenait. Il avait une ombre rose. D’un rose qui, en soit, pourrait être beau, mais ce sont les cochons qui ont l’ombre rose, celle des hommes est grise. Il est le seul et l’unique en ce monde à ne pas avoir une belle ombre grise. Il avait vu plusieurs médecins, mais le diagnostic était toujours le même : tout va bien. Son corps était parfaitement invisible comme celui de tout le monde, le problème c’était son ombre. Certains médecins avaient fini par conclure que cette teinte rose avait été provoquée par un choc émotionnel : probablement la mort de Mylie, la mère d’Alkan. D’autres affirmaient que c’était impossible. Il est vrai que lorsque quelqu’un est triste son ombre peut s’intensifier, se trouer même, mais, changer de couleur… ça non, ça n’existe pas. Alors Alkan s’était résigné : guérir d’un mal qui n’existe pas, ça semble difficile.

Le pire c’est lorsqu’il rentre dans la classe : une ondulation de dégout agite les ombres des autres puis, la plupart des élèves détournent la vue d’un air gêné et s’appliquent à l’ignorer. C’est ce qui lui semble le plus douloureux ; cette façon de faire comme s’il n’existait pas. Pourtant les premiers jours, les choses ne semblaient pas s’annoncer si mal, il avait été placé en binôme avec Ciana, la plus jolie et la plus charismatique des filles de la promotion. Il ne la connaissait que de loin, mais il l’avait remarqué dès qu’il l’avait vu, elle avait l’air gentille et sociable. Mais il s’était vite rendu compte qu’elle en avait seulement l’air. Il avait essayé d’être sympa et naturel. C’est tout de même plus agréable de s’entendre à peu près lorsqu’on va partager le même banc pendant deux ans. Mais dès les premiers instants, il sut que ce ne serait jamais le cas. Sous ses airs aimables, elle était pire que les autres. Elle avait cette odieuse manière de s’assoir à la limite de tomber de leur banc pour être le plus loin possible de lui. D’ailleurs, l’autre jour, dans le cours de Mr Demix, il était plongé dans ses pensées et lorsque le professeur lui avait demandé de lire le passage, évidemment il ne savait pas à quelle page c’était et lorsqu’il avait tourné la tête pour regarder la page sur le livre de Ciana, cette peste l’avait immédiatement fermé et s’était encore un peu éloignée sur le banc. Elle avait dû passer la fin du cours assise sur une fesse seulement. Il sourit intérieurement en visualisant la scène.

Le pire, c’est qu’elle ne se gênait pas pour regarder ses devoirs en Math et il la laissait faire, il était vraiment trop bête. En même temps, toute la classe aimait Ciana, toute la classe aimait ce que Ciana aimait, et n’aimait pas ce qu’elle n’aimait pas. Les deux années à venir s’annonçaient difficiles.

*** Le lendemain ***

Alkan s’est caché derrière le bâtiment G, il a envie de pleurer, à l’ombre du bâtiment son ombre apparaît moins rose. Il est accroupi contre le mur les bras sur les genoux et déchire une feuille en suivant les nervures vert clair. Il les déteste tous. Et puis son ombre aussi ; il la déteste. Marc et Til, deux prétendus amis de Ciana l’ont coincé dans un cagibi au gymnase et ont pulvérisé de la farine par-dessous la porte. Il a passé 2 h à enlever toute la farine, à se nettoyer, à s’essuyer afin de pouvoir retrouver une invisibilité corporelle décente et tout ça parce qu’il est assis à côté de cette peste ! Il ressasse. C’est de pire en pire, cette Ciana, sous ses airs tendres, est vraiment en train de faire de sa vie un enfer… Et ça a l’air de l’amuser… Comment peut-elle être aussi égoïste et… mesquine ! Il soupire, un bruit résonne. Il quitte ses pensées et lève la tête : il y a quelqu’un dans la zone éclairée à quelques mètres de là, il lâche aussitôt sa feuille tout épluchée. L’ombre s’avance. C’est une ombre de femme d’un beau marron ébène, très foncée, il la reconnaît tout de suite : Ciana. On dirait qu’elle vient vers lui, il se relève et s’assure que sa peau soit bien propre et nue comme il se doit. Il ne manquerait plus que son corps invisible soit sali devant Ciana. Elle vient peut-être s’excuser pour ce qu’on fait Marc et Til en son nom, se dit-il. Mais elle passe devant lui et ne s’arrête pas. Il la regarde passer, surpris. Mais, à peine Ciana l’a-t-elle dépassé, qu’elle se retourne d’un coup :

- Tu croyais tout de même pas que je venais derrière ce bâtiment lugubre pour te parler ?, ricane-t-elle.

Alkan sent monter en lui une bouffée de violence. C’est la goutte d’eau de trop, avant qu’il n’ait eu le temps d’y penser, il est en train de hurler :

- j’en ai assez de toi… moi aussi ça me tue d’être en binôme avec toi, mais je ne joue pas à faire de ta vie un enfer pour autant ! T’es une vraie teigne. C’est quoi ton problème ? Tu te sens mieux après avoir pourri ma journée ? Ta vie est si ennuyeuse que ça !? Je la prends moi, ta vie, pas de soucis, donne la moi, je…

- Excuse-moi de t’interrompre, mais je venais ici parce que… tu vois la porte là-bas ?

Il tourne la tête, il y a une petite porte rose au bout de l’allée.

- Ce sont des toilettes pour filles, poursuivit Ciana. Les plus propres du bâtiment, pour être précise.

Sur ces mots, elle tourne les talons et rentre dans les toilettes. Alkan était plus que furieux. Il se sentait impuissant, il avait envie de hurler et de secouer cette fille égocentrique sans aucune empathie, il avait envie de lui faire comprendre ce qu’était sa vie à lui. Et par-dessus tout il enviait la sienne, une vie ordinaire, une famille ordinaire, des amis stupides, mais toujours là… Tout en prenant le chemin de chez lui, il se mit à imaginer comment serait sa vie à lui aujourd’hui si sa mère était encore vivante, si son ombre était normale.

Il marchait à vive allure, il ne voulait pas être rattrapé par Ciana et sa bande de débiles qui empruntaient souvent le même chemin que lui sur 600 mètres. Mais, à sa grande surprise au détour d’une rue, il se trouva juste derrière Marc, Til et les 3 autres qui marchaient en parlant fort. C’était étrange qu’ils n’aient pas attendu Ciana. Il ralentit le pas et prit un autre chemin dès que possible. Il se sentait pitoyable de faire un détour juste pour éviter ces gens, mais il n’avait pas la force pour une nouvelle confrontation aujourd’hui. Il passa la soirée seul devant la télé mais vers 23 h 30, il n’avait toujours pas envie de dormir et il en avait marre de regarder des films. Il soupira, il avait besoin de se défouler, il décida d’aller faire un tour dehors. Il prit une direction au hasard et se retrouva plus d’une heure après aux grands magasins des ponts suspendus, les seuls ouverts jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Il aimait bien marcher, ça lui permettait de réfléchir et puis il aimait bien la ville de nuit, pas grand monde, les lumières partout, et puis son ombre était toujours rose, mais plus terne quand même. Il s’arrêta pour boire un Coga et fit appeler un taxi pour le retour. Cette balade nocturne lui avait fait du bien, il se sentait presque de bonne humeur, sirotant son fond de Coga en attendant son taxi, un vent frais doux, un beau ciel de nuit, les phares du taxi qui scintillaient en s’approchant tout au bout de l’avenue déserte. Mais, tout d’un coup, une voix vient briser sa bulle de tranquillité :

- Alkan ?

Il tourne la tête et croit rêver, c’est impossible, il va vomir ou au moins s’étouffer avec son Coga. À quelques mètres de lui se tient Ciana avec une ombre un peu floue. Elle semble seule et s’avance rapidement vers lui. Alkan se lève, il est plus grand qu’elle. Mille questions et mille et un ressentiments passent dans son esprit, mais il n’a aucune envie de gâcher ce petit moment de tranquillité : pas question de parler à cette peste, il se retient donc de lui demander ce qu’elle fout là. Le taxi arrive et sans faire plus de cas de Ciana, il avance vers le taxi qui vient de se garer. Parfait timming, se dit-il. Ciana presse le pas, il l’entend trottiner derrière lui, sa voix aiguë s’accroche aux tympans d’Alkan :

- Alkan, tu me reconnais ?

- J’ai peut-être une ombre rose, mais je ne suis ni débile, ni amnésique, aboya Alkan. Puis il sauta dans le taxi et lui claqua la portière au nez. La voiture l’emporta et il vit dans le rétroviseur Ciana faire de grands signes en regardant le taxi s’éloigner.

Alkan n’osa même pas se demander ce que cette fille lui voulait encore. Le taxi le déposa au pied de l’immeuble où il vivait. C’était une immense tour de trente étages, que des bureaux sauf les trois derniers étages et la terrasse qui appartenaient à son père. C’était un vrai château fort dans lequel on ne rentrait pas facilement : deux barrières à digicode avant d’arriver aux interphones et ensuite un badge spécial pour que l’ascenseur monte à l’antépénultième étage celui qui donne accès à la porte d’entrée de l’appartement d’Alkan et de son père, elle-même fermée par un code. Aux yeux d’Alkan, aucun endroit ne parait plus triste que celui-ci. Il déteste ce lieu. Et il s’en veut ensuite de détester un lieu qui semble si parfait et que son père a choisi pour eux deux du mieux qu’il peut. Pourtant Alkan songe toujours avec nostalgie à la maison qu’ils habitaient avant le décès de sa mère. Pour être honnête, il ne s’en souvient pas très bien, il n’avait que six ans lorsqu’elle est morte. Mais il se souvient de ce que lui évoquait cette maison à l’époque, l’odeur de la cuisine, un peu de linge qui traine, le rire de sa mère, cette maison c’était son refuge, son terrain de jeu, son nid. Et aujourd’hui, il n’avait plus que ça : un building de trente étages dans lequel il était le seul à vivre ce soir. Bien sûr il y a le gardien, Ted, mais il n’est pas très bavard. Il y a aussi environ 3251 caméras de vidéo surveillance et une alarme super perfectionnée pour veiller sur lui à toutes les heures du jour et de la nuit. Mais même ainsi protégé, Alkan a du mal à s’endormir, il finit par imaginer qu’il est quelqu’un d’autre et que sa vie est une autre, que son ombre est grise et il s’endort. Ce matin aussi comme tous les matins le réveil arrache Alkan à sa vie des rêves. Il descend dans la cuisine pour attraper un tweex à grignoter, mais son oeil est attiré par une lumière rouge au-dessus de la porte d’entrée. Ses yeux ensommeillés mettent quelques secondes avant de faire la mise au point et son cerveau endormi en met une poignée de plus pour comprendre. Si la lumière est rouge, cela signifie que quelqu’un a sonné à sa porte. À la porte du vingt-septième étage de la tour. C’était impossible. Le système devait être dérangé. Alkan prit son tweex et partit dans la pièce à côté le mâchouiller devant la télévision. Mais cette lumière rouge l’empêchait de profiter pleinement de sa série. Ça le tracassait. Il se leva, un peu hésitant. C’était stupide, de base il ne connaissait pas grand monde et personne qui viendrait chez lui si tôt et personne ne pouvait arriver jusqu’ici sans les premiers codes et le badge. Sauf le gardien, mais, le gardien n’aurait aucune raison de venir sonner chez lui alors qu’il pouvait passer un coup de fil sur la ligne interne. Alkan soupira, son esprit lui disait de laisser tomber, mais sa curiosité prit le dessus.