L’ombre rose – Chapitre X

L’ombre rose – Chapitre X

Ciana entre en trombe dans le salon, son ombre a une allure très sérieuse.

- Alkan ! C’est une catastrophe !!

Ce dernier se retourne l’ombre floue d’appréhension ; le silence est pesant.

- Il n’y a plus un gramme de Miel Paps !!!

-Pff.

-Mais c’est grave, c’est mon goûté depuis des années et je ne peux pas en acheter. Je n’ai plus d’identité. Tu te rappelles ? Plus de maison, plus de nom, plus d’amis, plus de code de paiement…

- Mange autre chose.

****

Bien loin de là, tandis que nos deux héros se disputaient, une vieille femme se promenait non loin de chez elle. C’était une femme dure, sèche de cœur comme d’apparence, son ombre semblait si fine qu’on aurait dit celle d’une marionnette de bois usée. Cette vielle furetait, reniflait tout. Quelqu’un était venu, elle en était sûre… Quelqu’un de jeune, une odeur de fraîcheur mêlée d’un âcre relent d’innocence s’enfilait dans ses naseaux. Elle s’assit au pied de son palmier topaze pour réfléchir un peu. Il ne fallait pas, quelles que soient leurs intentions, que des étrangers viennent ici, et encore moins des étrangers ayant un rapport avec cette maudite ombre rose.

Et l’ombre rose la cherchait, tentait de se rapprocher, ça, elle le savait. Elle devait renforcer les défenses de cet endroit quitte à avoir recours à la magie interdite.

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Ciana, après avoir goulûment engouffré son bol de Miel Paps, se sentait d’attaque pour partir. En suivant les instructions tirées du livre, ils prirent à 0 h 48 le dernier métro 13, côté bleu. Une fois au terminus, une voix invita tous les voyageurs à quitter le train. Ils restèrent assis, en attendant et espérant que le métro s’élance enfin vers sa destination cachée. Le temps passait, passait. Ils s’étaient mis au milieu du train, Ciana au dernier wagon femme et Alkan au premier wagon homme. Ils pouvaient donc s’apercevoir par les petits hublots ronds aux extrémités de leurs wagons. Ils commençaient à douter, ils se sentaient un peu ridicules à rester là dans un métro au terminus.

Mais un homme à l’ombre démesurément grande et lisse pénétra dans le wagon où se trouvait Ciana.

- Bonsoir mademoiselle, dit-il, le train est arrivé, vous pouvez descendre.

Elle ne savait pas quoi répondre, elle se sentait ridicule et il l’aurait sûrement prise pour une folle si elle avait dit qu’elle suivait des indications trouvées dans un conte pour enfants.

- Je sais, balbutia-t-elle, c’est le terminus, mais je… j’attends qu’il reparte.

- Très bien dit l’homme en claquant des doigts.

À ce son, un petit porte-document semblable à celui du docteur Pirox arriva en roulant péniblement. On aurait dit un appareil pour prendre l’identité, l’ombre de Ciana pâlie. Elle jeta un coup d’œil à Alkan derrière le hublot. Il était trop tard pour fuir, l’appareil était déjà là.

- Tendez votre main, ça ne fait pas mal, dit l’homme.

Ça, elle le savait bien, mais qu’est ce qu’il allait faire d’elle s’il ne la trouvait pas dans la basse de donnée ? C’était déjà la fin de l’aventure ? Mais le tourbillon de pensées naissant en elle fut interrompu par un fait étrange : un papillon énorme venait de sortir de la machine roulante.

- Tendez la main, répéta l’homme.

Elle s’exécuta, et aussitôt l’énorme papillon bleu vint se poser sur son invisible main. Il était lourd tellement il était gros, mais il bougeait délicatement avec toute la grâce dont peut faire preuve son espèce. C’était très impressionnant, elle voyait ces gros yeux, et tout le duvet qui recouvre son corps et il lui semblait même voir comme les écailles très fines qui recouvraient ses ailles. Il était d’un bleu profond et intense parsemé de petits ronds vert d’eau de différentes tailles. Lentement, il déroula sa trompe grise et velue et vint toucher la peau de la jeune impressionnée ; et soudain, la base de ses ailles fut envahie d’un rouge sang, comme si on avait déversé une cartouche d’encre dans de l’eau. Ciana commença à bouger la main, cette couleur, cela lui donnait l’impression que c’était son sang qui était aspiré par le papillon.

- Ne bougez pas, dit fermement l’homme.

Elle résista donc courageusement à la tentation de retirer sa main. Le papillon était désormais entièrement rouge avec de petits ronds orange. Il retira sa trompe l’enroulant doucement et la couleur rouge disparue comme de la vapeur. Le papillon bleu voleta tranquillement jusqu’au porte-objet roulant où le boîtier se referma sur lui.

- Suivez-moi si vous voulez toujours partir, dit l’homme.

Trop surprise pour poser la moindre question, elle le suivit sans hésitation. Ils entrèrent tous les deux dans le wagon d’Alkan qui se vit infliger la même chose. Bien entendu, Ciana ne manqua pas de charrier le jeune homme sur les légers flous qui apparurent dans son ombre lorsque le papillon se posa sur lui.

L’homme leur adressa un clignotement d’ombre et les invita à le suivre, ils passèrent plusieurs voitures. Il y avait dans l’avant-dernière une dame assise dans le wagon des hommes, elle semblait assez âgée, son ombre palpita à leur arrivée :

- Bonjour mon beau François, dit la dame

- Bonjour madame Piquet, répondit l’homme, comment allez-vous aujourd’hui ?

La dame tendit la main en parlant de sa journée, le papillon s’y posa doucement, tendit sa trompe, mais rien ne se produit. La femme se leva et dit doucement :

- hé bien, à demain mon bon François.

Et elle s’en alla.

Enfin, au dernier wagon un homme, à l’ombre si ronde qu’on aurait dit un gros ballon, dormait paisiblement. Le papillon se posa tant bien que mal sur sa main pendante, mais ce dernier se réveilla aussitôt, sa voix laissait penser qu’il était assez vieux :

- mm, ça va à la fin avec ce machin, je viens toutes les semaines !

Et en joignant le geste à la parole, il éjecta le papillon d’un revers de main, et se tassa sur son siège l’air renfrogné. Le lourd insecte mit un certain moment avant de retrouver un équilibre et se mit à voler frénétiquement autour du gros bonhomme qui ne réagit pas. Le grand François ne se laissa pas impressionner. Il répondit que ce n’était pas grave et que le métro ne repartirait pas ou bien sans lui. Puis, il s’assit tranquillement dans un siège. Ces grandes jambes lui donnaient l’allure d’un insecte maladroit. Le gros bonhomme rond croisa les bras et son ombre devient encore plus sombre.

Le papillon vient doucement se reposer sur lui, mais cette fois-ci, le bonhomme ne bougea pas. Comme pour Ciana et Alkan, le papillon vira au rouge.

Quelques secondes plus tard, la première rame du métro se refermait, puis s’élançait vers une destination inconnue. Les deux jeunes héros se regardèrent et Ciana laissa son ombre s’éclaircir de satisfaction, Alkan lui répondit par un léger clignotement. Le métro roula longtemps, longtemps. Le dénommé François avec son ombre immense demeurait impassible, et le gros bonhomme gigotait et grognait quelques morceaux de phrases en dormant. Le temps filait, tout était toujours noir autour d’eux, comme dans un tunnel sans fin. Ciana commençait à avoir faim. Elle en fit d’ailleurs part à Alkan, puis, elle lui redit, et lui redit, et lui redit, et elle lui aurait dit encore jusqu’à ce que mort s’ensuive, si son attention n’avait pas été détournée par une lumière intense qui s’infiltrait dans le métro, comme si le bout du tunnel approchait. Le gros bonhomme bondit aussitôt :

- ha ! La lumière du paradis. Il prit une grande inspiration comme si l’air du wagon était soudainement devenu pur. Ce monde est merveilleux, dit-il en se frottant les mains.

À part les chats, hein François ! Non, les chats ils sont durs en affaires, ils ne donnent rien sans rien, mais bon… Sans ça… c’est quand même un bel endroit. Pas vrai ?

Alkan ne savait pas quoi répondre, d’autant plus qu’il n’était jamais venu avant, et puis il pensait surtout que le bonhomme était fou. Le métro sorti complètement du tunnel, ils regardèrent par la fenêtre et virent une plage immense et un ciel incroyablement bleu. L’eau était limpide, le sable très blanc et cette plage s’étendait, là, à perte de vue. Tout était désert, quelques arbres étranges poussaient de manière irrégulière. Dans leurs feuillages semblaient être accrochées de grosses poches bien pleines ou d’énormes fruits. Les deux arrivants n’en croyaient pas leurs yeux. On aurait dit une île tropicale, ici au nord de leur ville ! Ciana jeta un coup d’œil à son compagnon dont l’ombre avait aussi toutes les traces d’un grand étonnement. Elle se retourna alors vers François et le bonhomme :

- Mais on est où ?

- Au nord de Breizh, jeune fille. Répondit le grand François.

- Mais cette plage, et ces arbres ?

François répondit tranquillement que le lieu était un archipel gardé par une sorte de coupole magnétique qui permettait non seulement au climat d’être doux, mais aussi à l’endroit d’être invisible.

- Même pour les satellites, ajouta le gros bonhomme.

Ciana n’insista pas, elle se demandait ce qui était le plus fou, ce qu’elle venait d’entendre ou bien ce qu’elle voyait de ses yeux.

Le train ralentit, puis s’arrêta. Le grand bonhomme leur dit de sa voix monocorde :

Ici, il n’y a pas de lumière dresseuses d’ombres ; faites attention. Les animaux, sont de race visible pour la plupart ce qui limite les risques d’interaction sauvages. Je vous souhaite un bon séjour.

Les deux voyageurs mirent le pied à terre sur une sorte de quai en bois tout branlant. Partout autour d’eux il y avait des tentures multicolores qui laissaient entrevoir quelques passages étroits. Le train s’en alla les laissant seuls dans ce monde étrange. On se serait cru à l’ancien temps, avant les lumières dresseuses, à l’époque où l’on mettait de grandes toiles partout en ville pour que les ombres s’y projettent minimisant ainsi le risque de faire se superposer les ombres libres. Les tentures formaient ainsi devant eux une sorte de labyrinthe.